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du roman Le Café des fous: Prologue | Identité

Felipe AlfauFelipe Alfau est né à Barcelonne en 1902. Il émigre aux Etats-Unis en 1916 où il écrit dix ans plus tard Le café des fous. Tombé dans l'oubli, ce roman fut réédité en 1987 et salué par Mary McCarthy comme le premier roman policier moderniste, préfigurant les fictions d'Italo Calvino ou encore Le nom de la rose d'Umberto Eco.

 

Au café des fous à Tolède, l'auteur rencontre d'étranges personnages, les uns plus extravagants que les autres. Voici Fulano, "l'homme le moins important du monde", Lunarito avec son inoubliable grain de beauté, lacover, Editions Payot troublante soeur Carmela, l'indolent séducteur Gaston Bejarano, la veuve nécrophile doña Micaela, le patron de la police don Benito et son beau-frère don Gil qui sera la victime de sa propre invention sans oublier le Mandarin noir, un géant au passé romantique et fabuleux. Liés par des parentés inattendues, ces "fous" constituent une galerie de grotesques dont les évolutions sont à la fois distrayantes et pleines d'enseignement. Rien n'est acquis, rien n'est sûr dans l'énigmatique univers de Felipe Alfau. Et le lecteur se faufilant dans les méandres de l'intrigue, et savourant sa drôlerie ne résistera pas au dernier paradoxe proposé par l'auteur: le roman aurait été dicté par ses personnages, les clients du café - tous des "cinglés".

*   *   *

du roman Le Café des fous:
version originale anglaise | traduction espagnole | traduction catalan

Prologue
(titre original : Prologue)
Felipe Alfau
traduction d'Antoine Jaccottet

 

      Ce... roman est écrit sous la forme d'une suite de nouvelles dans le but de faciliter la tâche du lecteur. Celui-ci n'est donc pas contraint de commencer le livre en un point proche d'une couverture donnée et de le finir à l'autre bout, plus près de la couverture opposée. Chaque chapitre constitue en lui-même une histoire complète, le lecteur peut donc prendre ce livre et le commencer par la fin pour l'achever par le début, ou le commencer et le terminer par le milieu, selon son humeur. Autrement dit, il peut le lire de n'importe quelle façon sauf, peut-être, à l'envers.
      Néanmoins, à l'intention de ceux en qui l'habitude de lire un livre comme à l'accoutumée est profondément imprimée, et difficile à effacer, les pages ont été clairement numérotées et les nouvelles disposées, un peu moins clairement, dans un ordre conventionnel qui nous a paru, à mon ami le Dr José de los Rios et à moi-même, convenir.
      Mis à part cet arrangement superficiel, je ne suis pas entièrement à blâmer si j'ai commis ce roman; les personnages qui y sont employés endossent, je crois, une part de responsabilité bien supérieure à la mienne.
      Depuis quelque temps, je me suis avisé, de plus en plus nettement, de la manière qu'ont les personnages de devenir indépendants, de se rebeller contre la volonté et les ordres de leur créateur, de se moquer de l'auteur, de se jouer de lui, de l'entraîner dans des voies imprévues et grotesques qui leur appartiennent en propre, souvent tout à fait à l'opposé de celles qu'il avait prévues pour eux. Cette tendance est tellement marquée chez mes personnages qu'elle rend mon travail plus ardu et m'a mis plus d'une fois dans des situations difficiles.
      Cet esprit frondeur se marque chez eux par leur fort désir de devenir des êtres réels. Ils se glissent souvent dans la peau de personnes de mes connaissances et adoptent les attitudes les plus extraordinaires parce qu'elles correspondent à l'idée qu'ils se font de la vie véritable. Ils prennent ce que, chez des personnes réelles, on appellerait une pose, ce qui a souvent mis fin à une amitié pour moi prometteuse. Pour eux, la réalité est ce qu'est la fiction pour les êtres réels. Ils en raffolent, tout simplement, et, en dépit de mes efforts presque héroïques pour m'y opposer, ils tentent de la rejoindre. Comme le dit l'un d'entre eux :

 « Les personnages ont des visions de la vie véritable - ils rêvent la réalité, et c'est alors qu'ils sont perdus. »

      Je devrais ajouter : et que l'auteur est perdu.
      Et au moment même où j'écris ce prologue, je me rends compte à quel point c'est vrai, car je suis incapable de me découvrir le moindre lien avec cet
      individu, l'auteur officiel de ce livre, qui, un jour qu'il errait dans la ville folle et fantastique de Tolède, échoua avec son ami le Dr José de los Rios au Café de los Locos (Café des Fous) où il assista à des événements et vit des personnes qui, dans son imagination fertile, ont pris la forme de ce livre; individu qui, avec l'inconscience si caractéristique des auteurs, conseilla à l'une de ses connaissances qu'il y avait trouvée d'échanger sa vie insignifiante mais bien réelle en ce monde pour une existence encore moins intéressante et pas du tout réelle dans ces pages; qui, à la fin d'un chapitre, ouvrit tout grand la fenêtre et laissa la vie réelle s'emparer de l'existence confinée et fictive du personnage qui avait été son seul ami d'enfance; et qui, en un colloque incessant avec les personnages rencontrés dans ce café de Tolède, est l'exécutant abstrait, mais néanmoins réel, de cette expérience.
      Il en résulte une brochette de personnages aussi inconséquents que leur auteur, et au moins aussi maladroits dans leur jeu. Comme leur personnalité est chose éphémère et changeante, destinée à durer tout au plus ce que dure un livre, ils ont perdu tout respect pour elle et en changent à volonté, dans la mesure où ils ont vaguement idée que la vie est une chose abrupte et pleine de surprises.
      Leur connaissance de la réalité est floue et imprécise. J'ai parfois donné à un personnage le rôle d'un frère ou d'un fils, or, au beau milieu de l'action, le voilà qui se met à courtiser sa soeur ou sa mère, parce qu'il a entendu dire qu'il arrive aux hommes de faire la cour aux femmes. Un autre apparaît sous les traits d'un enfant dans une situation qui a lieu à une époque où il devrait être devenu un homme mûr, cela parce qu'il attribue son incapacité répétée à comprendre la situation à une immaturité caractéristique de l'enfance. Ou encore, un autre personnage, qui joue le rôle d'une petite poule, se met à aboyer en récitant sa partie parce qu'il a vu un chien dont il s'est entiché. Pour eux, le temps et l'espace n 'existent pas, et cela ruine évidemment tout mon ouvrage.
      A la fin de ce livre, mes personnages ne sont plus l'outil qui me permet de m'exprimer, c'est moi qui suis l'instrument impuissant de leurs caprices et de leurs absurdes contretemps. Avec cette pensée, j'en viens à la fin de ce volume où il se trouve que je déclare : « Tous mes membres agissaient indépendamment de ma volonté... »

      Est-il meilleur exemple de ma condition pitoyable?
      Bref, mes personnages ont pris au sérieux le dicton selon lequel « la vérité dépasse la fiction », et j' ai été incapable de les persuader du contraire.
      Je voudrais à présent exprimer ma gratitude toute particulière au Dr José de los Rios pour sa coopération assidue et ses avis précieux, et pour avoir apporté une si judicieuse contribution au manuscrit, intitulé Etudiants, de mon ami Garcia. Je voudrais aussi remercier plus généralement, pour leur collaboration anarchique, mes personnages qui n'obéissent que rarement et à contrecoeur à ma volonté, suivent souvent leurs propres voies et agissent, je suis au regret de devoir l'admettre, beaucoup mieux que je n'aurais pu les inciter à le faire.
      Après quoi, comme l'action de ce livre se passe surtout en Espagne, pays dans lequel ce n'est ni la pensée ni le mot, mais l'acte auquel on accorde un sens - le geste - qui est devenu une spécialité nationale, je dois prier le lecteur de ne s'attendre à rien d'autre, c'est-à-dire, dans ce cas, et en raison de la nature imprévisible de mes personnages et de moi-même, à des gestes totalement insensés, à des situations vides.
      Par contraste, et comme pour adresser un muet reproche à cette agitation fort peu civile des personnages, le lecteur est prié de garder un sang-froid certain et de ne manifester en aucun cas la moindre surprise, quoi qu'il advienne. Il découvrira quelquefois qu'un personnage important est placé dans une pénombre qui paraîtra bien peu appropriée, dans d'autres, qu'il peut aussi bien disparaître. Mais d'autres fois encore, un personnage en apparence obscur prendra une importance indéniable et ne sera pas loin de se conduire avec toute la résolution d'un héros de premier plan. Il arrive parfois que les fils de l'intrigue se rompent soudain et pendent au bout de mes doigts au-dessus d'un abîme de futilité; à d'autres moments, ils s'entre-tissent, forment des liens plus forts et enchaînent alors mes poignets dociles qui obéissent à une sorte de finalité fatale, inévitable.
      On doit garder à l'esprit que ces personnes créent elles-mêmes leurs existences et la mesure de leurs ambitions, et qu'elles sont encore novices à ce jeu. En d'autres termes, le lecteur est censé rester bien tranquillement assis sur son siège, et assister à ce défilé de personnes étranges et de phénomènes bizarres en se gardant bien de porter sur lui un regard critique. Il est formellement déconseillé d'y chercher quoi que ce soit d'autre, ou de prendre au sérieux cette troupe de marionnettes irresponsables et l'incohérence de l'auteur. S'il n'y prenait garde, et s'il se mettait à imaginer des choses qui pourraient prêter à malentendus, le lecteur ne découvrirait rien d'autre, sous une comédie plus ou moins amusante de gesticulations insensées, que les aspects triviaux d'une banale tragédie.

                                       New York, 1928.

Identité -

© 1936, 1968, 1988 Felipe Alfau
© 1990 Editions Payot por l'
édition en langue française

Traduit de l’américain par Antoine Jaccottet

version originale anglaise | traduction espagnole | traduction catalan

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