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Histoire de ma grand-mère:
comment Iguane eut la peau plissée

ou

La vraie histoire de l’El Dorado

Robert Antoni
Traduit par Bernard Hoepffner

Pour Janine Antoni


Ayiyosmío! Tu voudrais que je te raconte cette méchante histoire? Eh bien tu ferais mieux de venir ici tout près de moi pour que je ne sois pas obligée de parler trop fort. Même si à quatre-vingt-seize ans je ne peux de toute façon pas faire beaucoup de bruit, et encore moins depuis que j’ai perdu mes dents. Parce que quand le bonhomme les a emportées l’autre jour alors que moi je hurlais au voleur! au voleur! dans son dos, ça ne l’a pas empêché de s’en aller par la fenêtre en me lançant ce grand sourire chevalin avec mes propres dents dans la sienne bouche, et moi alors avec mes gencives et mes lèvres qui clapotaient, et rien d’autre que ce choufft! choufft! tout mou comme un pet qui serait sorti de ma bouche. Doux cœur de Jésus! Ainsi je n’ai plus mes bijoux — c’est comme ça que j’appelais mes dents — et quand j’essaye de parler fort tout ça s’échappe dans le désordre sous la douche, mais Johnny, il en faudrait bien plus que ça pour me faire taire. Et il faut pourtant prendre des précautions, même si nous ne parlons pas plus haut qu’un murmure. Parce que si la tienne maman apprenait que je te raconte cette méchante histoire — spécialement quand j’en suis à la partie principale qui touche, naturellement, la chatte de cette jeunefille — elle nous chasserait de la maison avant même que nous ayons le temps de reprendre le notre souffle. Il s’agit d’un mot qui écorche en vérité les siennes oreilles, que même chaque fois que je répète une blague ou raconte une histoire et qu’il m’échappe quand je ne fais pas attention, la tienne pauvre maman fait cette drôle de tête rouge rouge comme si elle voulait faire un caca avec un corcho dans le sien culo! Le tien papa aussi, même quand il était un ti-garçon, de toutes mes histoires celle-là était la sienne préférée. Le tien papa, et les siens vauriens de frères, et tous les leurs copains-garnements qui me suppliaient encore et encore de s’il te plaît leur raconter l’histoire du vieil iguane — même si c’était l’histoire de la chatte de la jeunefille qu’ils voulaient entendre, et pas-du-tout celle du vieil iguane tout plissé — parce que naturellement, il n’y a rien au monde qui excite autant le sang des jeunesgens que ça.
             Eh bien donc, c’était dans les temps anciens, cette histoire. Vraiment tout au début, quand les premiers de ces explorateurs venus d’Espagne et d’Angleterre sont arrivés dans cette Caraïbe, et les seules personnes menant une vie heureuse et paisible qu’ils ont trouvées ici étaient les Amérindiens, Karibs, Arawaks, Warrahoons et ainsi de suite. Les explorateurs étaient venus, comme tu le sais toi-même, en quête du célèbre El Dorado, Sir Walter Raleigh était à la tête des Anglais, et Fernando de Berrío des Espagnols. Sir Walter était le grand et beau capitaine habillé très chic avec la sienne veste en velours rouge, et le sien pantalon, la sienne chemise blanche avec cette fraise autour du cou qui lui tenait le menton. Toujours en train de réciter de la poésie amoureuse, même au moment des siennes attaques brutales. Et de Berrío était le drôle de petit bonhomme avec le petit ventre tout rond — son costume en étain de caballero du siècle précédent grinçait — avec les siennes petites jambes en forme d’arc après toutes ces années à cheval. Il disparaissait toujours dans la sienne cabine en plein milieu des siennes plus violentes batailles, harcelé soit par le mal de mer, soit par les siennes fréquentes diarrhées. Ainsi c’étaient ces deux-là qui sont arrivés avec les leurs flottes de navires et naturellement le notre malheur a été d’avoir eu droit à Fernando de Berrío, le capitaine venu d’Espagne, parce que c’était lui qui avait décidé que cet El Dorado qu’ils cherchaient tous les deux avec tant d’ardeur était caché quelque part ici même sur cette île de Corpus Christi. Sir Walter était persuadé que c’était ailleurs — sur le fleuve Orinoco dans ce que nous appelons aujourd’hui le Venezuela — ou caché quelque part sur la côte de ce que nous appelons aujourd’hui la Guyane.
      Mais Johnny, en vérité ces deux-là passaient autant de temps à se surveiller l’un l’autre qu’à chercher l’or. Chacun d’eux craignait que l’autre le trouve avant lui, de sorte que chaque fois qu’une rumeur parvenait à l’un selon laquelle l’autre était près du but, ou quand l’un avait une prémonition, il se précipitait sur l’autre pour le piller. Ce qui voulait dire que celui-là devait reconstituer les siennes forces — et réparer les siens navires et expédier un message en Angleterre ou en Espagne pour qu’on lui envoie davantage de soldats afin qu’il puisse entreprendre une fois de plus les siennes expéditions — mais naturellement, avant qu’il puisse repartir il devait se venger et attaquer l’autre capitaine. D’un côté et de l’autre, d’un côté et de l’autre à tant de reprises qu’il n’est pas surprenant qu’ils n’aient jamais trouvé cet or, même après des années et des années, même s’il n’y avait pas-du-tout d’or à trouver ici. Johnny, la vérité était que toute cette histoire d’El Dorado n’était rien de plus que les délires de l’imagination de tout le monde. Qui augmentaient et augmentaient tout le temps, sans ça ils ne seraient pas tous devenus vaille-que-vaille comme ça.
      Parce que non seulement ils ne savaient pas où se trouvait cet El Dorado, mais ils ne savaient pas non plus ce que c’était. Certains disaient que c’était la ville disparue depuis longtemps de ces Chibchas — une autre de ces anciennes tribus amérindiennes — avec toutes les maisons et tous les mobiliers en argent massif, entièrement ornés de diamants, et de rubis, et de toutes les sortes de gemmes qu’on peut trouver, et les rues toute pavées d’or. Certains disaient que c’était le mausolée d’un grand roi arawak, ou de l’empereur de ces Incas du Pérou, caché tout là-haut dans les montagnes. D’autres disaient qu’il ne s’agissait pas d’une création des hommes mais d’une merveille de la terre elle-même. Une rivière dans la forêt qui roulait une eau qui n’était que de l’or fondu, ou un lac, ou la fameuse fontaine de jouvence. Et celui qui se baignait dans cette eau dorée, elle le guérissait de toutes les maladies — particulièrement la syphilis et toutes ces autres saletés qu’ils ont apportées d’Europe et qui rendaient le leur toe-dar tout vert, qui le faisaient pourrir, et tous ces pauvres Amérindiens mouraient comme des mouches —, cette fontaine de jouvence capable de guérir toutes les maladies, et on pouvait ensuite vivre heureux à jamais. D’autres disaient que c’était un fruit secret, ou une fleur, et que celui qui en mangeait voyait sa merde sortir sous forme de lingots étincelants. D’autres disaient que ce fruit était le même que celui de la Bible, et quand on en mangeait le lingot apparaissait par-devant — surgissant tout fleuri et faisant éclater la braguette — tout raide et permanent comme un obélisque d’or se dressant presque jusqu’au nez. Et Johnny, avec cette colonne montante qui se dressait comme ça et toutes ces magnifiques esclaves amérindiennes, ils auraient aussi pu vivre heureux à jamais! C’est juste que personne ne savait. Et plus ils en parlaient et se pillaient les uns les autres plus ils s’excitaient, et plus ils étaient frustrés, jusqu’à ce qu’au bout de quelque temps ils aient été pris d’un véritable délire de trouver cet El Dorado. Ils ne faisaient que battre et torturer les Indiens, ils les emmenaient d’un endroit à un autre pour qu’ils leur dévoilent le secret, ou ils leur en parlaient dans une langue qu’ils ne pouvaient même pas comprendre — où il se trouvait et de quoi il était fait — et les pauvres Indiens étaient les plus déconcertés de tous.
      Ainsi c’était ce même Fernando de Berrío, comme je te l’ai dit, qui est arrivé ici à Corpus Christi avec sa flotte de navires, et il a construit les premières maisons — la prison, et l’église, et le palais du gouverneur — la première colonie européenne ici sur l’île. Ils étaient presque tous Espagnols. Mais certains d’entre eux étaient aussi Français, Portugais et Italiens ainsi que tous ceux qui voulaient aussi venir — tout le monde sauf les Anglais — et le nom de cette colonie était Demerara. Le même endroit exactement qu’on a baptisé St Mary des années plus tard, et plus tard encore St Maggy. Mais on l’a d’abord appelé Demerara à cause des cristaux de sucre qu’ils envoyaient en Europe sur les leurs navires. De cette façon les navires pouvaient revenir chargés de jambons fumés, de vin espagnol et de champagne français, de fromages d’Edam en Hollande pareils à des boulets de canon dans la leur peau de cire rouge, de vêtements, de livres, d’armes à feu et de tout ce dont ils avaient besoin. Au bout de quelque temps, pourtant, ils ont commencé à dire que ces mêmes cristaux jaune-brun de sucre de Demerara étaient justement cet El Dorado qu’ils cherchaient, parce que, après l’avoir vendu, ces navires revenaient à Corpus Christi chargés en grande partie d’or. Mais Johnny, le véritable El Dorado dans tout ce commerce du sucre n’était pas-du-tout ces cristaux de Demerara. C’étaient ces mêmes Amérindiens jaune-brun dont les Européens ont fait des esclaves afin qu’ils débroussaillent la terre, fassent pousser la canne et fabriquent le sucre, et ils les ont tant battus et les ont fait travailler tellement dur qu’ils mouraient aussi vite qu’eux parvenaient à se faire une fortune.
      Naturellement, tout ce sucre était là pour financer les explorations de Fernando de Berrío. Mais avant de pouvoir lever l’ancre de Berrío devait placer quelqu’un à la tête de Demerara. Pour cela il a demandé que vienne d’Espagne son partenaire dans le commerce du sucre, Don Antonio Sedeño, et qu’il s’embarque immédiatement pour Corpus Christi. En même temps de Berrío a écrit une lettre au roi d’Espagne — parce que naturellement à cette époque Corpus Christi et toutes ces îles appartenaient à la couronne espagnole — afin que le roi nomme Don Antonio premier gouverneur de l’île. C’est ce qui s’est passé, et si tu regardes dans le tien livre d’histoire, tu verras que c’est vrai, que Don Antonio Sedeño a été le premier gouverneur de Corpus Christi.

***

Alors de Berrío pouvait maintenant enfin rassembler les siens soldats et navires pour se lancer dans la sienne première expédition. Parce qu’ils devaient faire ces expéditions par voie de mer et non de terre — une grande malchance pour de Berrío, particulièrement du fait de son mal de mer et des siennes continuelles déjections en eau de boudin — étant donné que cette jungle était bien trop épaisse et dangereuse avec ses serpents venimeux pour qu’ils puissent y pénétrer. Lors de la première expédition de Berrío avait l’intention d’étudier le lac d’asphalte de La Brea dans le sud de l’île, et de parcourir toute la côte des environs. Parce que de Berrío avait lu longtemps auparavant dans le carnet de bord de Christophe Colomb qu’il s’y était rendu afin d’y prélever de l’asphalte pour boucher les trous dans la coque des siens navires. Et Christophe Colomb avait écrit que ce lac d’asphalte était une merveille de la nature que personne n’en avait encore jamais vue de pareille, "pas même l’âne-troubadour danseur de Séville!", alors peut-être la terre avait-elle pu créer la merveille naturelle de ce lac d’or des environs aussi?
      Mais à peine de Berrío avait-il hissé les siennes voiles que Sir Walter Raleigh, selon son habitude, est arrivé sans attendre pour piller Demerara et incendier l’église de San José de Irura et la laisser en ruine. Par la même occasion Sir Walter a secouru ces cinq petits rois amérindiens que de Berrío avait enchaînés tous ensemble dans la prison. Wannawanari, Tanoopanami, Maquarami, Atrimi et Caroni — que le plus dur pour moi dans cette histoire est de prononcer les leurs noms — tous les cinq debout, nus et tremblants, les leurs derrières pressés délicatement contre le mur. Jusqu’à ce que Sir Walter les ait lentement fait se retourner l’un après l’autre, et qu’il ait découvert que les leurs bamsees avaient été roussis par la torture de ces tisonniers brûlants et du saindoux bouillant.
      C’était en l’an 1595. De sorte que de Berrío a dû changer de cap et revenir immédiatement sans pouvoir commencer les siennes explorations, et il a dû reconstruire tout ce que Raleigh avait détruit. Mais cette fois-ci il a édifié un grand mur tout autour de Demerara, et la grande forteresse là-haut au-dessus du port qui tire plein de canons, et cette fois-ci aussi, quand il a enfin mis les voiles pour la sienne expédition, il a laissé derrière lui la moitié des siens soldats à Don Antonio. Naturellement, avant qu’il puisse reprendre la sienne expédition il devait remonter tout le fleuve Orinoco. Parce que pour commencer il devait piller Raleigh et capturer à nouveau les siens cinq rois amérindiens, chacun d’eux à présent vêtu de la sienne propre chemise en dentelle dont les manches descendaient plus bas que les leurs genoux, une paire de culottes en velours rouge qui traînait jusqu’aux leurs chevilles.
      Et alors Don Antonio a enfin pu faire venir la sienne épouse et les deux siennes filles d’Espagne, parce qu’il avait dû les laisser là-bas quand il était venu à Corpus Christi en toute hâte. La sienne épouse était une femme très sévère et très pieuse. Tellement pieuse qu’elle se faisait raser le crâne chauve comme une nonne, et elle avait fait le vœu de ne jamais s’habiller qu’en noir — elle indiquait ainsi qu’elle prenait par avance le deuil de son mari — et le sien nom était Doña María Penitencia. Et les deux filles s’appelaient María Dolores et María Consuelo. Trois María, et exactement comme tu pourrais t’y attendre avec des noms pareils, et pour toutes les trois seule comptait l’Église. María Dolores et María Consuelo étaient les deux acolytes qui idolâtraient le vieil archevêque, l’aidaient à préparer l’autel, à embraser l’encens et à remplir de pain le bol en argent pour la communion à toutes les messes. Restant auprès de lui toute la journée afin de l’aider à mettre et à enlever et à remettre tous les siens habits. Parce qu’en plus des siens divers costumes complets pour chacune des messes, il avait aussi un habit vert spécial rien que pour se promener dans le jardin, et un blanc rien que pour sa méditation de la mi-journée — un jaune pour visiter les malades et un rouge pour les pauvres — et un autre entièrement brun avec chapeau et cape, et de hautes bottes de cow-boy en cuir, rien que pour s’accroupir derrière un buisson quand il sentait venir l’appel. Avec la mère, María Penitencia, qui lui cousait des siennes blanches mains la sienne longue robe de soie pourpre pour écouter les confessions, quarante-deux boutons de nacre descendant du sien menton jusqu’aux siens orteils! Et naturellement, ces trois María n’auraient jamais pu se rendre dans ce lieu de païens dans les sauvages Caraïbes sans emmener avec elles le leur vieil archevêque.

***

Lorsqu’elles sont arrivées elles ont trouvé Don Antonio profondément endormi et faisant la sienne sieste de l’après-midi, et quand elles sont entrées en tapinois sans bruit pour soulever le drap et jeter un coup d’œil, là, dormant aux siens côtés dans toute la sienne beauté naturelle, aussi nue que le jour de la sienne naissance, était couchée une petite esclave amérindienne. Ainsi la première tâche attendant cet archevêque à présent qu’il avait atteint le Nouveau Monde — dès qu’ils auraient apporté la sienne grande malle du navire — était de revêtir le sien habit spécial pour exciser les démons caribéens et prier au-dessus de la tête de Don Antonio. À présent les deux María pouvaient l’aider à ôter le sien costume et à revêtir celui qui était en soie pourpre, et elles lui ont donné un calice de vin pour qu’il se désaltère. À présent l’archevêque pouvait prendre dans la sienne malle l’instrument qu’ils appelaient le "chat-à-neuf-queues", et il a asséné cent coups de fouet brûlants à la petite esclave. La pauvre enfant pouvait à peine se tenir debout quand il a eu terminé. Mais alors au moins María Penitencia était enfin satisfaite, prête à libérer l’enfant et à la laisser retourner dans la sienne famille dans la forêt. Parce qu’en vérité cette petite esclave était une princesse énormément chérie par le sien propre peuple arawak — la fille de ce même Roi Wannawanari que de Berrío avait enchaîné dans la prison — aussi la sienne famille royale l’attendait-elle avec anxiété de l’autre côté de l’île.
      Et ils l’auraient même laissée rentrer chez elle dans la famille royale, s’il n’y avait pas eu une chose évidente qui crevait les yeux de tout le monde, cette petite esclave était enceinte des œuvres de Don Antonio. De sorte qu’ils ne pouvaient pas la renvoyer chez elle tout de suite. Alors ils l’ont enfermée dans la cellule tout en bas au sous-sol, María Dolores et María Consuelo lui apportaient à manger tous les matins, rien qu’un morceau de gâteau de maïs et un verre de lait de noix de coco. Mais Don Antonio avait bon cœur et chaque soir tard il descendait l’escalier sur la pointe des pieds et apportait à l’enfant un peu de nourriture solide. Naturellement, le plus souvent Don Antonio était emporté par la passion et les deux María le trouvaient presque tous les matins en train de consoler la petite esclave qui luttait sous lui dans le sien hamac attaché dans un coin.
      Le bébé est né avant terme. Une minuscule créature à la peau transparente où l’on voyait toutes les bifurcations des siennes veines bleues, des yeux rouges et brillants comme ceux d’une salamandre, et elle n’avait ni sourcils, ni cils, ni ongles au bout des siens doigts et orteils, seulement de toutes petites corolles pareilles aux ventouses d’une grenouille. Mais cette petite esclave aimait tout de même le sien bébé. Gazouillant et lui parlant tout doux et calme dans une langue que personne d’entre eux ne pouvait comprendre, et elle ne voulait pas que la sienne petite salamandre la quitte même une seconde. En vérité, elle aurait été assez heureuse enfermée là dans la sienne cellule pour le reste des siens jours si elle n’avait pas perdu l’enfant. Mais ils la lui ont enlevée de toute façon. Et ils ont fait venir deux gros soldats qui l’ont frappée et battue et lui ont lié les pieds et les mains, et qui l’ont emportée dans la peau de banane du sien hamac, pour la rendre à la sienne famille dans la forêt.
      Ce sont ces deux María qui ont élevé cette enfant, parce que chaque fois qu’elles la tendaient à la leur mère pour qu’elle la prenne elle voulait simplement la jeter par la fenêtre. Les María la gardaient dans une boîte à chaussures dans un coin de la leur chambre, avec un peu d’herbe sèche étalée au fond. Et elles ont essayé de la nourrir avec toutes sortes de mouches et de moustiques et d’araignées qu’elles attrapaient — jusqu’à ce qu’elles aient découvert la seule chose que cette petite salamandre aimait manger — c’est-à-dire les feuilles vertes vertes de cocoyam qui poussaient à la pleine lune près de la rivière, douces et humides de rosée. De sorte que très tôt chaque matin les deux María se levaient fidèlement pour aller en chercher. C’était une petite fille, et les María lui ont donné le même nom qu’à la sienne maman, Iwana, ce qui, dans la langue des Arawaks, signifie "iguane". Et quand elle a commencé à ramper les deux María l’emmenaient dans la cour chaque après-midi, chacune la suivait à son tour après avoir attaché une longue ficelle au sien cou. Jusqu’à ce qu’un après-midi Iwana se libère et commence à grimper dans le grand flamboyant, les siens bras et les siennes jambes tournoyant sur les côtés à la manière des hélices d’un avion — ce qui est exactement la façon de courir des iguanes si tu en as déjà vus — et elle est restée dans cet arbre pendant trois jours. Jusqu’à ce que les deux María aident le vieil archevêque à revêtir l’habit vert pour se promener dans le jardin et qu’il grimpe lui-même dans le flamboyant pour la faire descendre.
      Les María ont continué à la nourrir tous les jours de feuilles douces de cocoyam, et Iwana a continué à grandir, que même après quelque temps personne dans la maison ne faisait plus vraiment attention à elle. Se faufilant entre les leurs jambes chaque fois qu’elles ouvraient la porte, et grimpant pour se draper à la manière d’une écharpe sur le leur cou, ou confortablement lovée dans le leur giron sous la table de la salle à manger tous les soirs. Parfois elles se rendaient compte tout à coup que personne n’avait vu la petite Iwana depuis toute une semaine — et tout le monde partait dans une folle quête, cherchait dans tous les tiroirs, tous les placards et sous les lits — parce qu’ils avaient tous peur que María Penitencia ne soit la première à la trouver. Comme la fois où Iwana s’était faufilée dans la bonde de l’évier de la cuisine, où María Penitencia avait ouvert le robinet en grand et où elle avait failli mourir noyée.
      Mais même elle, à force, avait fini par s’habituer à la présence d’Iwana dans la maison. Avant même qu’elles n’aient eu le temps d’y penser, Iwana était devenue une petite fille, et exactement comme on peut s’y attendre dans une histoire de ce type — malgré qu’Iwana ait été un bébé tellement laid — elle avait fini par grandir et par être la plus belle jeunefille qu’on ait jamais vue à Demerara. Parce qu’il ne faut pas oublier que cette Iwana, tout comme sa mère avant elle, était une princesse de sang royal arawak.
      Non seulement elle était le premier enfant du Nouveau Monde à être à moitié Espagnole et à moitié amérindienne, mais comme toujours avec de tels mélanges, elle avait pris les meilleurs traits des deux côtés. Grande et mince avec une peau dorée et des yeux verts en amande, la sienne chevelure descendait tout le long du sien dos. Et Johnny, tout aussi beaux que les traits de cette enfant étaient les siennes douces manières, calmes, tranquilles et tellement gracieuses — que chaque fois qu’elle vous croisait dans la rue alors qu’elle allait rapidement du palais gouvernemental à cette église — on ne pouvait pas s’empêcher de ressentir un peu de pitié. Parce que exactement comme on pourrait s’y attendre dans une histoire comme celle-ci, plus Iwana était belle et douce, plus les deux María, de même que la leur mère, María Penitencia, la traitaient avec cruauté.
      Elles lui ont confié le nettoyage du palais, la préparation de la nourriture et toute la lessive, pas simplement celle de la famille, car Iwana devait désormais faire la lessive et repasser et s’occuper aussi du vieil archevêque avec toute sa longue série d’habits en plus. Se lever au petit jour pour moudre le café et le mettre sur le feu, presser les oranges et cuire les madeleines pour le petit-déjeuner. Ensuite elle devait faire chauffer l’eau avec des feuilles aromatiques pour le bain de María Penitencia, passer l’éponge sur les siennes larges épaules, sur la sienne tête luisante de noix de coco. Alors Iwana devait préparer le bain des deux filles, laver et sécher et peigner la leur chevelure, avant de les aider à s’habiller. Puis — avant même qu’elle ait le temps de reprendre le sien souffle — elle devait se précipiter de l’autre côté de la place pour aider le vieil archevêque, afin qu’à l’arrivée de ces trois María il puisse commencer la messe de six heures. Et ainsi de suite et ainsi de suite pendant toute la journée, jusqu’à ce qu’enfin Iwana puisse descendre l’escalier qui menait à la sienne petite chambre au sous-sol, suivie de près par María Penitencia, la grosse clé à la main pour l’enfermer à l’intérieur. Parce que naturellement c’était la seule façon d’écarter Don Antonio. Et lorsque Iwana pouvait enfin s’étendre dans le sien petit hamac dans le coin, et qu’elle fermait les siens yeux pour s’endormir tranquillement, María Penitencia était déjà en train de déverrouiller la porte pour la faire sortir.

***

Le temps était à présent arrivé pour Don Antonio de se mettre en quête d’époux qui auraient pu convenir aux deux María. Naturellement Demerara était devenue une ville active bien connue en Europe et beaucoup de jeunesgens avaient envie de faire fortune aux Caraïbes. En outre ce Fernando de Berrío était convaincu que d’un jour à l’autre il trouverait le sien El Dorado et, après cela, naturellement, tout le monde aurait plus d’or qu’il n’en avait jamais rêvé. Mais en vérité la plupart de ces jeunesgens qui venaient à Demerara n’étaient ni de grand lignage ni de grande famille, ils n’étaient que des wadjanks et des garnements qui voulaient s’enrichir. Des prisonniers qui s’étaient évadés de prison, des voleurs et tous les vauriens que tu pourrais imaginer, de sorte qu’en vérité aucun de ces jeunesgens n’était du-tout un parti convenable pour les filles de Don Antonio. Il n’y en avait qu’un seul, et c’était le jeune médecin français qui avait fait le voyage de la cité de Marseille à Corpus Christi. Ne cessant de se glorifier du fait qu’il était le dernier d’une longue lignée de Comptes de Bis-Comptes, de Barons et de toutes autres sortes de choses — et les gens s’étaient habitués à l’entendre réciter ces noms sans interruption pendant trois heures de suite — remontant le sang bleu pour finir à Charlemagne le Grand! Le sien nom complet était Dr Jewels Derrière-Cri de Plus Bourbon. Mais les gens l’appelaient simplement Dr Jewels. De sorte que Don Antonio proclamait que quelle que soit celle des deux María que le Dr Jewels choisirait, elle aurait droit à la moitié de sa fortune, tandis que l’autre retournerait en Espagne et épouserait le couvent.
      Ainsi pendant une période de plusieurs mois le Dr Jewels se rendait tous les soirs au palais de Don Antonio pour le sien dîner. Mais le Dr Jewels était célèbre à Corpus Christi pour une autre chose que le sien nom, et c’étaient les siennes étranges habitudes culinaires. Tu comprends, la seule chose que le sien sang bleu lui permettait de boire était du champagne français — ce qui était tout à fait compréhensible — et le seul plat que le sien palais tolérait était les cuisses de grenouille, sautées doucement dans du beurre. Naturellement, personne n’avait même pensé auparavant à manger ces crapocuisses, que les gens disaient même que c’était certainement la nourriture du diable. Et il a fallu attendre plusieurs soirs avant que les trois María et Don Antonio puissent s’asseoir à la même table que le Dr Jewels et le regarder les mordiller précautionneusement comme de petites brindilles, et cela sans se précipiter dans la cour vite vite pour vomir le leur propre dîner. Il les mangeait les unes après les autres des heures durant — le grand mouchoir à carreaux rouges et blancs noué autour du sien cou comme la bavette d’un enfant — les siens yeux complètement fermés dans une extase extrême, les siens doigts et la sienne moustache cirée dégoulinants de beurre. Mais la vision du Dr Jewels à table n’était pas ce qu’il y avait de pire au sujet de ces crapocuisses, lesquelles devaient évidemment être empilées en grande quantité sur l’assiette aussi haut que le sien nez afin de satisfaire ce Dr Jewels. Ce qu’il y avait de pire à présent c’était que, outre toutes les autres siennes tâches au palais, Iwana devait maintenant aller plusieurs heures par jour dans ce puant Marais Maraval, avancer avec de la boue jusqu’à la sienne taille et chasser cette multitude de crapos qui sautaient devant elle. Ensuite elle devait enlever les crapocuisses et les faire sauter doucement dans du beurre tous les soirs, pour que tous les soirs elles soient prêtes à temps pour le dîner de ce Dr Jewels.
      Après le dîner il prenait le sien petit verre de cognac et fumait le sien cigare avec Don Antonio. Puis il choisissait l’une des deux María — Dolores ou Consuelo — et ils allaient s’asseoir dans la galerie à l’arrière, observaient la grande lune qui flottait au-dessus d’une mer scintillante. Se tenant par la main et récitant des poèmes et se jurant un amour éternel — toutes les choses que faisaient les jeunesgens quand ils faisaient leur cour — avec naturellement María Penitencia le chaperon toujours près d’eux. Certains soirs le Dr Jewels allait se promener le long de la jetée avec Maria Dolores, ou bien il marchait lentement dans Demerara endormie en tenant par le bras María Consuelo, avec, naturellement, María Penitencia quelques pas derrière eux dans le noir.

***

Bientôt est arrivé le jour où le Dr Jewels devait annoncer la sienne décision. Alors Don Antonio a organisé une grande fête au palais pour célébrer cet événement, et il a invité toutes les personnes importantes de Demerara, y compris Fernando de Berrío lui-même. Parce qu’il avait la malchance de se trouver dans le port à ce moment-là, approvisionnant la sienne flotte. Tôt le matin de ce samedi, la couturière a livré les robes des trois María, de la dentelle blanche pour María Consuelo, rouge pour María Dolores et naturellement noire pour la robe et le chapeau à large bord de María Penitencia. Et toutes les trois s’agitant toute la journée pour se préparer — les deux filles courant d’un bout à l’autre du palais, chacune bouillonnant elle-même d’excitation — chacune convaincue qu’elle serait choisie par le jeune Dr Jewels. María Consuelo jurait qu’au moment de la sienne passion un soir de poésie torride, l’éloquent Dr Jewels — même la sienne bouche pleine — s’était engagé à l’épouser. Et María Dolores proclamait qu’au moment même de l’apogée de la sienne sérénade une nuit périlleuse et passionnée — le pauvre Dr Jewels avec la sienne langue en lambeaux — lui avait promis d’être à jamais à elle. Et Iwana courant derrière elles deux depuis l’aube du matin, les baignant, peignant la leur chevelure, les aidant à revêtir les leurs robes magnifiques et, naturellement, il fallait qu’elle prépare aussi toute la nourriture pour le grand banquet du soir.
      Eh bien ces invités avaient absorbé un galion de champagne français avant même que la nourriture n’ait pu atteindre les leurs tables. Et lorsqu’ils ont eu mangé les leurs premier et deuxième et troisième plats — et c’est alors qu’Iwana a apporté le plat principal qui, pour le Dr Jewels, n’était rien d’autre que le sien plat de cuisses de grenouilles empilées jusqu’à hauteur du sien nez — naturellement, tous les autres invités ont dû se précipiter dans la cour vite vite pour vomir les leurs propres trois plats précédents. Mais après tout ce désordre, et toutes ces festivités, et ainsi de suite et ainsi de suite — quand ils ne pouvaient plus supporter le leur suspense et quand chacun s’est mis à frapper la sienne coupe à champagne avec la sienne cuillère — enfin le Dr Jewels s’est levé pour monter sur l’estrade et leur faire part de la sienne décision. Mais à ce moment précis tout ce qu’ils ont entendu a été la grande explosion de canons qui tiraient, et tout le monde est allé se cacher sous les tables. Parce que naturellement, quand Sir Walter avait entendu dire que de Berrío retournait au port pour cette grande fête, il avait conclu que cela ne pouvait pas signifier autre chose que la célébration de la découverte de l’El Dorado. De sorte que naturellement il avait dû faire voile immédiatement avec la sienne propre flotte de navires et lancer une autre des siennes attaques sur Demerara à l’improviste. Il a attendu que la fête batte le sien plein, avec tous ces soldats tellement borracho qu’ils pouvaient à peine tenir debout, et il a fait tirer tous les siens canons en même temps. Mais Sir Walter n’a pas mis longtemps à comprendre que de Berrío n’avait pas trouvé un pet, comme d’habitude — et dans ce moment de frustration le seul trésor auquel il a pensé était les deux filles de grande lignée de Don Antonio — les leurs deux magnifiques robes souillées de taches de pieuvres mijotant dans la leur propre encre, toutes deux frissonnant de peur sous la table.
      De sorte qu’aussitôt de Berrío a dû se dépêcher et se mettre à poursuivre Raleigh avec sa flotte, une fois de plus jusqu’à l’Orinoco, l’attaquer une fois de plus et reprendre les deux María de grande lignée. Naturellement, la même grande préoccupation occupait l’esprit de tout le monde, particulièrement ceux de Don Antonio et de Doña Penitencia. Parce que personne ne croyait vraiment les bruits qui couraient sur ces marins anglais, même après que des preuves sont venues étayer les accusations. Que tout cela n’avait rien à voir avec toutes les leurs vantardises sur le leur honneur — toutes les leurs plumes, tous les leurs gestes flamboyants et toutes les leurs manières d’écolières — parce que tous les Anglais jusqu’au dernier sont en vérité des efféminés.
      C’est le Dr Jewels lui-même qui s’est chargé de l’inspection. Se servant de la sonde qu’était le sien propre petit doigt bien élevé, avec tout Demerara qui attendait anxieusement devant le palais pour connaître le résultat. Et peu de temps après il est apparu galamment sur le balcon et a posé le sien mouchoir sur la balustrade — pas le mouchoir à carreaux mais cette fois-ci un mouchoir blanc spécial — et ensuite il a enlevé le mouchoir pour refaire le sien geste une fois de plus en le posant sur la balustrade une seconde fois, toute la foule explosant spontanément en un immense rugissement. Parce que naturellement c’était là un signe évident que tout le monde pouvait comprendre que les deux María possédaient encore la leur vertu intacte. Excepté naturellement du fait du propre petit doigt du docteur.
      Don Antonio était tellement content qu’il a annoncé un festival qui durerait trois jours et trois nuits. Tout le monde à danser, à chanter et à boire du rhum dans les rues — que même certaines personnes prétendent que c’est là la véritable origine du carnaval moderne — et quand ils ont enfin tous été épuisés, et ivres morts, tous avec la leur voix rauque de tant de bacchanales, ils se sont tous traînés une fois de plus sous le balcon de Don Antonio et s’y sont rassemblés. Alors le Dr Jewels est apparu une fois de plus pour annoncer la sienne décision à tout ce monde qui avait attendu dans le suspense pendant si longtemps pour entendre, laquelle de ces deux María il allait choisir comme la sienne épouse, et laquelle retournerait en Espagne s’enterrer dans un couvent? Mais à peine avait-il ouvert la sienne bouche qu’un autre rugissement spontané s’est élevé de la foule — cette fois-ci pour le maudire, et pour tendre les leurs poings en l’air, et pour lui lancer des fruits pourris — parce que ce que le Dr Jewels avait répondu, dans toute sa jeunesse innocente, était qu’il ne comprenait pas la question.
      Tu sais, comme tous ces jeunes Français sophistiqués de grande élégance, de grande éducation et de grande prétention à cette époque, ce Dr Jewels était socialiste. Ce qui veut dire naturellement qu’il était aussi athée — et qu’il ne croyait pas en Papa Dieu, ni au Pape, ni au roi ni en rien d’autre du-tout hormis le pouvoir de l’argent — alors comment aurait-il été possible qu’il épouse une catholique romaine comme l’étaient l’une et l’autre de ces deux María? Le Dr Jewels a dit, exactement comme tu aurais pu t’y attendre, que si Don Antonio voulait toujours de lui comme le sien gendre, alors la seule solution était qu’il épouse la plus jeune des siennes filles, qui n’était autre que la princesse Iwana. Parce que même si depuis le sien plus jeune âge Iwana avait passé tout son temps à l’église, à courir derrière le vieil archevêque, personne parmi eux n’avait jamais même pensé à balancer un peu d’eau bénite et une pincée de sel sur la sienne tête pour la baptiser. Ainsi avant que Don Antonio et Doña Penitencia n’aient eu le temps de réfléchir à la meilleure façon de se sortir de ce plat pimenté dans lequel ils se retrouvaient soudain à nager, la foule a éclaté aussitôt en une autre explosion spontanée et cette fois de vivats. Et exactement comme de véritables Caribéens, ils sont partis dans les rues pendant trois jours pour davantage de carnaval et de bacchanales. Abandonnant Don Antonio et ces trois María là-haut sur le balcon, tous avec les leurs yeux qui louchaient et la leur bouche grande ouverte comme s’ils étaient une famille de lézards en train de gober des mouches.

***


Alors pour commencer le Dr Jewels a dû construire une maison pour que lui-même et Iwana puissent y vivre, et il a construit la plus grande maison, sur le plus haut sommet de l’île tout entière. C’était un château plus grand que celui de Sandlord, plus grand même que le palais de Don Antonio. Avec des murs de cinq pieds d’épaisseur en blocs de corail massif, et il y avait plus de cent pièces, chacune d’elles avec une fenêtre qui donnait sur la mer. Et la chambre du Dr Jewels avait sa propre cheminée — un grand lit avec un baldaquin au-dessus, et une baignoire avec les pieds dorés d’un lion en dessous — et dissimulée derrière les rayonnages de la bibliothèque se trouvait une porte secrète. Cette porte donnait sur un corridor étroit avec un trou profond et sombre au bout, semblable à un puits sans eau, et une longue échelle à l’intérieur pour y descendre. Puis un tunnel où avancer à quatre pattes et par lequel passer sous les fondations du château, puis un escalier en pierre qui tournait et tournait et grimpait de plus en plus haut jusqu’à atteindre le plus haut point du toit. Puis il y avait encore une autre porte avec des barreaux en fer rouillé et un gros cadenas rouillé, et naturellement, derrière cette seconde porte se trouvait la tour de ce château. Elle était ouverte sur le ciel, à peine un petit toit de chaume dans un coin, et sous ce toit se trouvait le lit. Seulement un petit lit avec un matelas en fibres de noix de coco qui grattaient, et attachée à un pied du lit il y avait une longue chaîne rouillée. À l’autre extrémité de la chaîne — avec un autre cadenas et un collier de fer rouillé bien verrouillé autour du sien cou — il y avait naturellement Iwana, assise nue sur le petit lit. Mais vivre dans la tour de ce château rendait Iwana plus heureuse qu’elle ne l’avait été jusqu’à présent sa vie entière!
      Maintenant elle n’avait plus à s’occuper du ménage chez Don Antonio, avec ces trois María et le vieil archevêque à suivre dès l’aube du matin et jusqu’à tard dans la nuit. Maintenant elle n’avait plus la sienne cellule froide et sombre au sous-sol où elle n’avait pour dormir que les quelques courtes minutes que lui laissait Doña Penitencia à la fin de sa triste journée de travail. Parce qu’en vérité, il n’existait rien au monde qu’Iwana aimait autant que le sommeil! Maintenant elle pouvait ramper de sous le sien morceau de chaume et s’étirer paresseusement au soleil, la sienne peau toute dorée et scintillante, les yeux mi-clos sous les siennes paupières lourdes et rêveuses. Toute la journée, sans un seul souci au monde! Et elle ne se sentait jamais seule, elle n’avait jamais faim non plus, parce que dès le premier jour dans la tour iguane est venu lui rendre visite.
      Tu comprends, près de ce château poussait le plus grand et le plus vieil arbre de l’île tout entière. Et puis Johnny, ce n’est pas d’un haricot dont je te parle! Celui-là était un kapokier géant, le coton de soie royal, dont les plus hautes branches se penchaient juste au-dessus du petit bout de toit de chaume. Iguane — qui était la seule créature sur la terre de Papa Dieu à pouvoir grimper aussi haut — iguane se laissait tomber de cet arbre et atterrissait sans dommage avec un tchack! sur le toit de chaume, et elle rendait visite à Iwana. Le premier matin iguane était justement en train de mâcher un dernier morceau de feuille douce et verte de cocoyam, la sienne nourriture préférée et, naturellement, les yeux d’Iwana se sont mis aussitôt à briller. Elle n’avait pas vu de feuille tendre de cocoyam comme celle-là depuis son enfance. Cette nuit-là était une nuit de pleine lune et, très tôt le lendemain matin iguane lui a apporté un gros ballot de feuilles attachées avec une ficelle. Et toutes les deux mâchaient ensemble avec bonheur toute la journée — ne s’arrêtant que de temps en temps pour s’étendre côte à côte pour un petit somme au soleil — toutes les deux avec les leurs yeux mi-clos sous les leurs paupières rêveuses. Jusqu’à ce qu’un après-midi, alors que le soleil descendait lentement vers la mer scintillante sous un ciel cramoisi, elles aient été réveillées brutalement en entendant le Dr Jewels secouer le cadenas.
      Iguane n’avait pas le choix, pas plus qu’Iwana. Elle n’avait même plus le temps de se jeter sous le lit et de se cacher là. Parce que naturellement, comme tout le monde dans l’île, iguane avait depuis longtemps entendu parler des goûts étranges du Dr Jewels. Et Johnny, le goût de la queue d’un iguane n’est pas-tellement différent de celui des cuisses d’un crapo! Le temps d’un soupir et Iwana avait étendu une des siennes longues jambes dorées en direction d’iguane, et iguane a vite glissé le long de cette jambe et a disparu brusquement à l’intérieur!
      Mais bien que tout le monde dans l’île ait entendu parler des étranges goûts culinaires de ce médecin français, personne n’avait jamais rien su de ses étranges goûts sexuels. Et c’était là une chance extraordinaire pour Iwana comme pour iguane. Parce que s’il avait fait les siennes petites affaires comme tout le monde ainsi qu’on pouvait s’y attendre, le Dr Jewels aurait immédiatement découvert iguane cachée à l’intérieur d’Iwana. Mais Johnny, afin de parvenir au sien plaisir tout particulier, le Dr Jewels n’avait même pas besoin de se dévêtir. Au contraire, il se couvrait davantage, si l’on pense au grand mouchoir à carreaux rouges et blancs qu’il sortait de sa poche arrière et qu’il nouait autour du sien cou comme la bavette d’un enfant. Alors, le Dr Jewels saisissait la chaîne rouillée attachée au collier en fer encerclant le cou d’Iwana et il l’a conduisait jusqu’au petit lit. Mais il ne faisait pas ça grossièrement, ni brutalement, ni cruellement d’aucune façon! Parce que la vérité est que malgré cette chaîne rouillée — malgré le cadenas et le collier en fer et tout le reste — ce Dr Jewels traitait toujours Iwana comme si elle était une poupée en porcelaine. Comme si elle était un fragile petit oiseau, et il la conduisait de sorte qu’elle s’asseye doucement sur le lit, le sien dos appuyé contre la fraîcheur du mur en corail. Alors le Dr Jewels lui ouvrait les jambes. Il se mettait à genoux près du lit comme s’il n’était plus-du-tout un athée socialiste mais un bien meilleur catholique que nous tous, se préparant à réciter les siennes prières du soir. Comme s’il était assis à table devant le sien plat préféré de cuisses de grenouilles doucement sautées dans du beurre — et il lissait un peu sa moustache dure en fermant les siens yeux très fort dans exactement la même extase — le Dr Jewels se courbait précautionneusement au-dessus d’Iwana pour son banquet du soir.
      Papa-yo! Ce dont se délectait le Dr Jewels, naturellement, n’était pas Iwana mais iguane, qui se cachait à l’intérieur d’Iwana. Et naturellement il n’avait jamais goûté une chatte aussi douce que celle-là de toute sa vie! Parce que ce Dr Jewels, du fait de sa profession médicale, avait eu l’occasion d’en étudier une grande variété. Et il avait testé toutes les saveurs et toutes les nationalités, depuis le Bordeaux français jusqu’à la marjolaine italienne, depuis les chattes anglaises couvertes de la leur double crème. Des chattes paloris hindoues, des chattes allemandes cuites à la bière et des chattes portugaises cavinadash assaisonnées à l’ail. Ce Dr Jewels avait eu l’occasion de goûter des chattes chinoises en biais, des chattes de Singapour aux yeux bridés — même les chattes catholiques au fumet d’encens de ces deux María — puisque les préférences particulières du Dr Jewels coïncidaient avec le seul type de sexe non-dangereux que l’Église tolérait. Mais Johnny, il n’avait encore jamais goûté quoi que ce soit qui ressemble à Iwana, qui en vérité était iguane.

***

Et ainsi c’était exactement la même chose tous les soirs. Dès que le soleil commençait à s’enfoncer sous la mer, qu’iguane et Iwana entendaient le Dr Jewels faire grincer la sienne clé dans la porte. Iguane se glissait sur la jambe d’Iwana et se cachait à l’intérieur. Et le Dr Jewels sortait sa bavette à carreaux rouges et blancs de sa poche arrière, et il se mettait à genoux devant le lit pour le sien banquet du soir. Mais Johnny, pour être honnête envers le Dr Jewels il faut te dire qu’après quelque temps, Iwana avait appris à fermer les siens yeux tout comme lui. Après quelque temps Iwana a elle aussi découvert le sien plaisir lors de ces visites du soir du Dr Jewels. Jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus tolérer l’intensité de la sienne propre excitation, et qu’elle pousse doucement la sienne tête de côté. Et le Dr Jewels, toujours doux et respectueux d’Iwana, essuyait la sienne moustache et repliait la sienne bavette immédiatement pour la remettre dans la sienne poche arrière, il inclinait la sienne tête galamment devant elle, et il se dépêchait de sortir par la porte.
      Tous les soirs c’était exactement la même chose, comme je viens de le dire. Et presque avant même qu’Iwana ait pu s’en rendre compte les années avaient passé. Mais ainsi dissimulée là-haut dans la tour de ce château, Iwana ne pouvait absolument pas savoir ce qui se passait dans le monde sous les siens pieds. Naturellement, iguane la tenait informée de certaines choses, et elle lui apportait des nouvelles toutes fraîches chaque matin. Les plus récents événements de Demerara, les dernières attaques de Sir Walter contre Fernando de Berrío, les représailles de de Berrío contre Sir Walter Raleigh. Mais iguane n’avait pas le cœur à faire part à Iwana de certaines informations. Il s’agissait d’informations sur le sien propre peuple amérindien, sur la sienne famille royale chez elle, sur les Arawaks, et les Karibs, et les Warrahoons. Comment tous ces Européens les exterminaient le plus vite possible. En en faisant des esclaves pour faire pousser la canne et fabriquer le sucre — et le tabac, le café, le cacao et toutes les leurs cultures — et ils faisaient travailler ces Amérindiens pleins de douceur et les frappaient avec le chat-à-neuf-queues jusqu’à ce qu’ils s’écroulent. Iguane n’avait pas le cœur en vérité à raconter tout cela à Iwana, toute la sienne famille royale avait péri depuis longtemps, et il n’y avait même plus une poignée de personnes du sien peuple foulant la terre. Parce que Johnny, ces Européens avaient déjà commencé à faire venir des cargaisons entières de nouveaux esclaves dans ces Caraïbes. De nouveaux esclaves pour remplacer les Amérindiens anéantis. Ces esclaves arrivaient d’Afrique dans des navires. Et iguane n’a jamais dit à Iwana que même dans le château du Dr Jewels il ne restait plus un seul esclave amérindien. À présent ils étaient tous Africains.
      Le Dr Jewels lui-même a commencé à changer, comme pour se mettre au diapason de tous ces changements dans le monde. Ce Dr Jewels était maintenant devenu un vieilhomme boiteux, mécontent de lui-même et du sien propre grand âge décrépit. Il ne traitait plus Iwana avec la même gentillesse, ni la même douceur, et Johnny, certaines des siennes activités à cette époque étaient trop sales pour pouvoir être mentionnées. Iwana et iguane ont rapidement commencé à détester les siennes visites tous les après-midi. Et puis, un après-midi sans du-tout prévenir, le Dr Jewels est apparu dans la tour en compagnie de quelqu’un d’autre. C’était la première fois depuis toutes ces années qu’il ne venait pas tout seul. Cette fois-ci — attaché à une autre chaîne rouillée munie d’un autre collier en fer et d’un cadenas — le Dr Jewels avait fait monter le nouvel esclave qu’il avait acheté au marché le matin même. Et Johnny, quand Iwana a entendu le grincement du Dr Jewels dans le cadenas cet après-midi-là, et qu’elle a ouvert les siens yeux mi-clos et qu’elle a vu la créature debout là à côté de lui, alors elle s’est immédiatement assise. Parce qu’Iwana n’avait jamais vu un homme aussi beau de toute la sienne vie! Tout comme Iwana, ce jeune esclave était un prince de la famille royale du sien propre peuple yoruba. Grand et fort avec une peau d’un riche pourpre et la grâce d’une panthère glissant sous les arbres, un visage au regard doux, et le sien nom était Anaconda.
      Le Dr Jewels a sorti le sien mouchoir rouge et blanc comme avant. Il s’est mis à genoux devant Iwana près du lit, exactement comme il le faisait tous les soirs. Mais cette fois-ci il tenait entre les siennes mains la chaîne d’Anaconda, qui était debout à côté de lui, tournant la tête pour regarder ailleurs. Parce que naturellement jamais il n’aurait regardé Iwana de telle sorte qu’elle se sente humiliée. Jamais! Et alors — lorsque le Dr Jewels a été satisfait et lorsqu’il a replié le sien mouchoir pour le remettre dans la sienne poche arrière — alors il n’a pas galamment incliné la sienne tête comme d’habitude avant de partir. Johnny, à présent ce méchant Dr Jewels voulait le plaisir supplémentaire de regarder Anaconda en train de faire ce que lui, dans la faiblesse de son grand âge, ne pouvait plus faire tout seul. Il a donné l’ordre à Anaconda de se déshabiller complètement. Anaconda a obéi. Il lui a donné l’ordre de se coucher sur le lit à côté d’Iwana. Et Anaconda s’est couché. Alors le Dr Jewels a eu un méchant sourire et a lissé la sienne moustache cirée, et il a donné l’ordre à Anaconda d’embrasser Iwana. D’abord la sienne bouche, et puis la peau douce de la sienne poitrine. Anaconda a obéi. Mais avant même que le Dr Jewels puisse prononcer l’ordre inhumain suivant — Iwana tremblante de peur dans les bras puissants d’Anaconda, craignant à la fois pour elle-même et pour iguane — Anaconda a été pris de pitié, et il a fait appel à ces pouvoirs spéciaux qu’il avait apportés avec lui d’Afrique en traversant la mer.
      Johnny, exactement comme tous ces princes yoruba de sang royal africain, Anaconda pouvait changer la sienne forme à volonté et prendre celle de la créature dont il portait le nom. Et au même instant, Iwana a baissé les yeux et n’a vu que ce serpent noir et épais qui ondulait sur le lit près d’elle. Avec le Dr Jewels qui se tenait là éberlué, n’ayant plus rien dans les siennes mains que la chaîne rouillée et le collier vide! Aussi rapide qu’un soupir Anaconda a grimpé sur le morceau de toit de chaume au-dessus des leurs têtes, puis sur la plus proche branche de ce kapokier. Parce que, malgré le fait qu’Anaconda n’aurait jamais pu grimper en haut d’un arbre si grand, il pouvait très facilement en descendre! Se glissant d’une branche à l’autre jusqu’à ce qu’il soit arrivé sans mal sur le sol. Et alors — la chose la plus étrange de toutes — Anaconda a immédiatement rampé jusqu’au sac en jute du Dr Jewels qui l’attendait. Parce que naturellement, le Dr Jewels s’était précipité dans l’escalier, et il attendait là, sous l’arbre, prêt à emprisonner Anaconda une fois de plus.

***

C’était tous les soirs la même chose, encore et encore. Anaconda reprenant la sienne forme animale et disparaissant à la dernière minute, et le Dr Jewels qui se précipitait en bas de la tour pour le reprendre — sans qu’il doive l’y obliger — dès qu’Anaconda avait touché terre. Jusqu’à ce qu’un soir alors que le soleil venait juste de disparaître sous la mer scintillante, le ciel tout entier brûlant d’un vif cramoisi, Anaconda n’ait pas pu résister à la tentation de s’arrêter un instant là sur une branche pour s’en repaître. Alors il s’est retourné et a vu le Dr Jewels qui sortait précipitamment par le portail de la tour, chaîne rouillée et collier traînant dans l’escalier derrière lui. Et alors — spectacle tellement étrange qu’Anaconda a dû cligner par deux fois les siens yeux avant de parvenir à le croire — Anaconda a vu iguane sortir en se trémoussant de l’intérieur d’Iwana. Il a secoué la sienne tête, et il s’apprêtait à oublier cela comme n’étant qu’un autre de ces événements magiques dénués de sens qu’on trouve trop souvent dans les contes folkloriques du type de celui-ci — prêt à se laisser glisser sur la branche suivante et à recommencer sa descente — quand il s’est trouvé voir quelque chose d’autre qui a attristé le sien cœur: toutes les deux pleuraient. Alors à ce moment-là Anaconda est de nouveau tombé avec un tchack sur le morceau de toit, et il s’est de nouveau laissé glisser le long du pilier pour leur demander pourquoi.
      Elles ont toutes deux répondu ensemble, Iwana et iguane, parlé toutes deux en même temps. Et elles lui ont dit, naturellement, qu’elles étaient toutes les deux amoureuses de lui. Chacune, naturellement, selon la forme appropriée. Anaconda a observé un moment le ciel cramoisi et, lui-même plein de tristesse, il leur a dit que lui aussi était très amoureux. À tel point qu’il était prêt à se laisser emprisonner tous les soirs par le Dr Jewels dans le seul but de pouvoir être à nouveau embrassé par la belle Iwana. Un amour impossible! Mais à peine avait-il dit cela qu’une étincelle s’est mise à briller tout au fond des yeux sombres d’Anaconda. Il a souri, et il leur a dit à toutes deux de sécher les leurs larmes. "Laissez-moi bien analyser la mienne tête ce soir, a-t-il dit. Et demain soir je vous dirai ce que nous allons faire!" Sur ce Anaconda s’est glissé sur le toit de chaume, il est passé sur la plus proche branche et a commencé à descendre le grand kapokier. À descendre jusqu’au sac en jute du Dr Jewels qui l’attendait.
      Le soir suivant Anaconda a attendu que le Dr Jewels s’en aille comme d’habitude. Une fois de plus il s’est laissé tomber avec un tchack sur le morceau de toit et il s’est glissé jusqu’à Iwana et iguane, un sourire étincelant sur le sien visage. "Écoutez! leur a-t-il dit à toutes deux. Ce que je vais faire c’est quitter ma peau. Et je veux qu’iguane la mette. Demain, quand le Dr Jewels viendra pour son festin, iguane doit se glisser dans Iwana comme d’habitude. Alors, a ajouté Anaconda en souriant du sien air entendu, nous allons voir ce que nous allons voir!"
      Et c’est exactement ce qui s’est passé. Anaconda a quitté la sienne longue peau, et il est reparti en rougissant comme un petit garçon. Mais la peau d’Anaconda était d’une taille bien bien trop grande pour iguane. Elle l’a quand même mise. Et exactement comme tu aurais pu le penser aussi — il y a tellement et tellement longtemps quand la terre elle-même était encore jeune — iguane était encore une jeunefille toute fraîche. La sienne peau aussi douce et lisse qu’un avocat tout frais, dorée et luisante sans un seul défaut jusqu’à la pointe de la sienne queue! Mais Johnny, lorsque iguane est finalement parvenue à enfiler la longue peau d’Anaconda, elle ne ressemblait plus-du-tout à une jeune poulette au printemps. À présent elle ressemblait à la plus vieille, à la plus branlante de toutes les créatures sur la terre de Papa Dieu! Pareille à un horrible rastaman dont les dreadlocks pendent jusqu’à la sienne taille, iguane avait tant de rides autour du cou, autour de la taille et partout. Tant de rides qu’elle a dû se battre et se battre pour enfoncer toute cette peau supplémentaire à l’intérieur d’Iwana, le lendemain après-midi quand le Dr Jewels est arrivé avec Anaconda, la sienne grande clé grinçant dans le portail.
      Après avoir goûté une seule fois l’amertume d’Anaconda, le Dr Jewels a ouvert les siens yeux tout grand tout grand pour la première fois depuis le commencement des siens festins du soir. Il a regardé à l’intérieur d’Iwana et a vu toutes ces interminables rides de vieilledame, dans cette chatte même que seulement la veille il avait sentie lisse, et douce, et aussi fraîche qu’une fraîche jeunefille! Le Dr Jewels s’est immédiatement relevé d’un bond plein de fureur. Il s’est précipité vers le mur de la tour et a craché le goût amer par-dessus. Et Johnny, quelque chose s’est passé alors que personne n’aurait pu deviner du-tout. Même moi, qui raconte cette histoire maintenant depuis tant d’années. Alors le Dr Jewels s’est retourné et a vu la belle Iwana étendue là sur le lit, le bel Anaconda là aussi juste à côté — deux des plus belles créatures qui aient jamais foulé la terre dorée de Papa Dieu — et pour la première fois il a saisi la réalité de ces horribles chaînes encerclant le leur cou. Il a contemplé pour la première fois l’état terrible dans lequel se trouvait le monde — ce qui, en partie, était de la sienne faute — et sans qu’on ait rien pu faire du-tout, le Dr Jewels s’est jeté du haut de la tour et est mort en arrivant en bas.
      Comme ça! L’histoire était déjà terminée, avant que quiconque ait été prêt à la voir se terminer. Parce que Johnny, il ne restait plus à iguane qu’à se tortiller pour sortir d’Iwana, afin qu’Anaconda puisse faire l’amour avec elle pour que la notre histoire puisse avoir une fin heureuse. Mais alors il s’est passé quelque chose d’autre qu’aucun des trois-là, ni personne d’autre, n’aurait jamais pu deviner. Tu comprends, quand iguane s’est tortillé pour enfin sortir d’Iwana, elle n’a pas pu s’empêcher de laisser la moitié de la sienne peau ridée à l’intérieur. Et quand iguane a essayé de se tortiller pour se débarrasser elle-même de toute cette peau ridée qui la couvrait, elle n’y est plus parvenu. Toute cette peau était restée collée — à Iwana et à iguane — et ainsi toutes les deux ont conservé les leurs rides jusqu’à aujourd’hui. C’est vrai, c’est ainsi qu’elles ont eu ces rides. Et Johnny, quand tu seras plus grand et que tu auras l’occasion de regarder toi-même, tu trouveras toutes ces rides plissées à l’intérieur de cette façon. Exactement comme je te le dis. Mais ne t’inquiète pas, parce que Johnny, une autre chose que je peux te dire aussi au sujet des iguanes c’est que — malgré toutes les leurs rides — elles sont restées toutes les deux jeunes et douces douces à jamais!
      Cela, naturellement, Anaconda le savait aussi bien que n’importe qui. Alors, au moment où le soleil disparaissait en dessous de la mer scintillante, tout le ciel au-dessus ayant pris une teinte cramoisie très vive, Iwana et Anaconda ont enfin pu faire l’amour. Et le lendemain matin, Anaconda lui a appris comment changer de forme. Iwana est devenue iguane. Alors Anaconda a lui aussi pris la sienne forme de serpent, tous les deux se laissant glisser au pied du kapokier géant. Ils ont disparu dans la forêt, où ils ont vécu tous les deux dans le bonheur jusqu’à aujourd’hui. Mais parfois, quand la lune est pleine et que le parfum de la forêt est vert comme le premier jour où Papa Dieu a insufflé la vie à la terre, Anaconda et Iwana ressentent le désir de changer la leur forme. En de rares occasions ils se laissent aller, et seulement pour faire l’amour comme des êtres humains.

© Robert Antoni
Traduit par Bernard Hoepffner
traduction anglaise

Les Contes érotiques de ma grand-mère ont été publiés par Anatolia/Le Rocher en février 2001.

Cette nouvelle ne peut être archivée ou distribuée sans la permission expresse de l’auteur et de la maison d’édition.

Robert Antoni est né à Detroit, aux États-Unis, en 1958, il possède trois nationalités ó américaine, trinidadienne et bahamassienne. Le monde quíil décrit dans ses romans est celui de Corpus Christi, quíil réinvente à partir de deux siècles díhistoire familiale et de son enfance aux Bahamas. Son premier roman, Divina Trace, publié en 1991 par Overlook Press à New York et par Quartet à Londres, a reçu le Commonwealth Writers Prize pour un premier livre, ainsi que les bourses NEA, James Michener et Orowitz. Son deuxième roman, Blessed is the Fruit, a été publié en 1997 par Henry Holt, et par Faber & Faber dans leur collection caribéenne. Son livre le plus récent, My Grandmother's Erotic Folktales a été publié en juin 2000 par Faber & Faber, qui va republier Divina Trace en 2001. My Grandmother's Erotic Folktales a été publié en avril 2001 aux États-Unis par Grove/Atlantic ainsi que la traduction française par Bernard Hoepffner, Contes érotiques de ma grand-mère, par Anatolia/Le Rocher ; il est en cours de traduction en Finlande et en Espagne. Des textes de Robert Antoni ont été publiés dans Conjunctions, The Paris Review, Ploughshares et dans díautres revues (un extrait de My Grandmother's Erotic Folktales a reçu le prix Aga Khan de la Paris Review) et a été inclus dans le Oxford Book of Caribbean Short Stories. Robert Antoni a coédité, avec Bradford Morrow, le n° 27 de Conjunctions, " Archipelago ". Il est diplomé de Johns Hopkins University et de la Writers Workshop de líuniversité díIowa. Après avoir enseigné à líuniversité de Miami, il vient de décider de se consacrer entièrement à líécriture et vit à Miami, aux Caraïbes et à Barcelone, avec sa femme Ana, leur fils Gabriel et leur fille Marina.

__________________
Bernard Hoepffner

Né en Allemagne en 1946, sans grande origine, possédant les nationalités française et anglaise, Bernard Hoepffner écrit et traduit depuis longtemps et, depuis 1988, se consacre exclusivement à l'écriture et à la traduction littéraire (anglais/français et français/anglais), avec l'aide permanente, pour tous les textes en français, de sa femme, Catherine Goffaux. Il a traduit entre autres auteurs:
Jacques Roubaud, Robert Burton, Thomas Browne, Shakespeare, Guy Davenport, Robert Coover, Gilbert Sorrentino, Mervyn Peake, Chistine-Brooke-Rose, William Goyen, Aidan Higgins, Herman Melville, Elizabeth Bishop, John M. Synge, Toby Olson, Joseph McElroy, Seamus Heaney, Lewis Carroll, Brigid Brophy, etc. Il a écrit un livre sur Guy Davenport, L'Utopie localisée, publié chez Belin en 1998, ses textes et essais ont été publiés dans diverses revues, telles que Conjunctions, First Intensity, Salmagundi, La Lettre Internationale, The Review of Contemporary Fiction, etc.

Bernard Hoepffner
Dieugrâce, Les Bas Hubacs
26220 Dieulefit
Tél. 04 75 90 63 06
Fax 04 75 46 36 34
wvorg.free.fr/hoepffner

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