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artiElena Poniatowska

Le cœur de l’artichaut

 


Les artichauts nous fascinent tous : les manger est un acte sacramental. Nous les savourons silencieusement en commençant d’abord par les grandes feuilles, celles qui sont caoutchouteuses, de couleur vert profond et recouvertes d’une armure d’agave. Puis viennent les moyennes qui se ramollissent et rapetissent à mesure qu’on s’approche du centre. Enfin, il y a les toutes petites minces qui ressemblent à des pétales tant elles sont délicates. Il est très difficile de parler quand on porte les feuilles d’artichaut à sa bouche, les suce une à une et gratte très lentement leur chair tendre avec les dents.
      Atteindre le centre, c’est découvrir le trésor, ce duvet blanc très fin qui protège le cœur creusé par l’attente comme une amphore grecque. Inutile de se dépêcher, le processus est lent : on enlève les feuilles de l’artichaut une par une, on en fait le tour en les savourant, car chacune d’elles diffère de la précédente. L’empressement peut ruiner cet arc-en-ciel de saveurs, devenu un vert océan terni ou un vert algue marine effacé par le soleil.
      Grand-mère a fait de nous des amateurs d’artichauts. Mon père s’est vu initier à cette coutume lorsque ma mère et lui se sont mariés. Au début, papa, qui ne les connaissait pas du tout, a prétexté qu’il ne mangeait pas de chardons. Mais nous, les petits-enfants, elle nous y a habitués à un jeune âge. Une fois par semaine, à midi, nous commençons le repas par des artichauts. Otilia les sert bien égouttés dans un grand plat. Elle apporte deux saucières, l’une contenant de la sauce mousseline et l’autre, une simple vinaigrette. Une fois, on a donné à ma grand-mère la recette d’une sauce faite de tranches de piment rouge doux, d’un œuf dur coupé en petits morceaux, de poivre en grains, de sel, d’huile et de vinaigre, mais elle a trouvé que c’était un peu vulgaire, qu’on perdait ainsi l’arôme particulier de l’artichaut. Nous n’avons plus jamais tenté cela. En visite chez des gens, grand-mère a reçu dans son assiette des artichauts nappés de sauce; bien entendu, elle a critiqué ses hôtes : on ne sert jamais les artichauts recouverts de sauce, car il est impossible de les toucher sans se salir les doigts. L’expérience la plus atroce, elle l’a vécue chez les Palacio, où elle a vu Yolanda Palacio planter un couteau et une fourchette dans l’artichaut, déchirer sa robe de feuilles, le perforer du haut, poignarder son cœur et le laisser là… brisé en mille morceaux. Il était clair que l’hôtesse ne savait pas comment les manger. La pauvre pressentait qu’il fallait bien atteindre quelque chose, un peu comme dans le cas des oursins; puis à grands coups de coutelas, elle a choisi la voie de la destruction. Avec horreur, grand-mère a assisté à ce massacre et plus jamais elle n’a accepté une invitation chez les Palacio. Ils en ont même perdu leur nom. Depuis, ils sont devenus « ceux qui ne savent pas comment manger les artichauts ».
      Les artichauts, parfois, sont des plantes antédiluviennes, de petits êtres préhistoriques. En d’autres occasions, ils dansent dans l’assiette, leur cœur valse au milieu de multiples jupons comme ceux des femmes mazahuas. À vrai dire, les plantes donnent des fleurs, mais les feuilles se mangent avant la floraison. La fleur, elle, vient durcir les feuilles. La fleur, qui annonce la fin de leur existence, les tue. Lorsqu’on arrive au cœur, il faut le manipuler avec une extrême dextérité pour ne pas le blesser.
      Grand-mère en est arrivée à la conclusion que nous sommes les seuls à savoir manger des artichauts parmi les vingt-deux millions d’habitants de Mexico.
      Le rituel débute lorsque nous mettons notre cuillère sous l’assiette. De cette façon, l’assiette se trouve inclinée et un petit bassin de sauce est ainsi formé dans lequel nous trempons le bout des feuilles que nous suçons méticuleusement. Nous prenons plus de temps qu’il n’en faut pour les manger; si nous avons des invités, ceux-ci nous observent d’un regard inquisiteur. Lorsque nous avons terminé, nous buvons de l’eau.
      - Après avoir mangé un artichaut, l’eau est un vrai délice, affirme grand-mère.
      Nous acquiesçons tous. L’eau nous glisse dans la gorge, nous initiant ainsi à la sensualité.
      Parmi mes frères et sœurs, Estela est la plus lente. Elle est vraiment tatillonne; elle mange le bout de chaque feuille qu’elle mordille ensuite jusqu’à ce que les feuilles finissent dans un état lamentable sur le bord de l’assiette. Flétries jusqu’à la racine, elles ont l’air de vieilles carpettes élimées. Elle n’a jamais donné ne serait-ce qu’une petite feuille au cadet, Manuelito, parce qu’il ne lui en reste jamais une seule. Efren, lui, est vraiment impatient; il est le premier à engloutir le cœur vert presque d’une bouchée et à imbiber un bout de pain de vinaigrette ou de mousseline jusqu’à laisser son assiette toute propre. « Cela ne se fait pas », lui a déjà dit grand-mère, mais ils sont tous si impatients d’effeuiller leur corolle que le geste d’Efren passe toujours inaperçu. Sandra, elle, parle tellement qu’elle en devient distraite et, souvent, tient sa feuille à mi-chemin entre sa main et sa bouche et cela m’irrite au plus haut point. Elle me fait presque sortir de mes gonds, parce que la pauvre feuille semble être en attente, suspendue dans les airs, comme une acrobate qui rate la barre du trapèze : le palais de ma sœur. Sa façon de manger m’agace beaucoup, comme si la forme n’avait aucune importance. Je crois, sincèrement, que Sandra ne mérite pas son artichaut. Je le lui retirerais volontiers, mais nous n’avons droit qu’à un artichaut chacun, un gros. Ceux qu’on met dans la paella, selon ma grand-mère, ce ne sont pas des artichauts.
      Chacun entretient une relation particulière avec son artichaut. Ma grand-mère, bien assise, les jambes légèrement écartées, la tête haute, conduit sa feuille de l’assiette à sa bouche dans un funiculaire invisible et la fait ensuite redescendre tout droit comme une pierre au fond d’un puits. Ses gestes précis rendent hommage à Newton. La forme géométrique qu’elle trace dans les airs se répète trente fois, car il existe certains artichauts qui comptent ce nombre de feuilles. Elle les mange avec respect ou habitée de quelque chose que je ne comprends pas, parce qu’elle ferme les yeux en suçant ses feuilles. Elle porte sans cesse sa serviette pliée aux commissures des lèvres, au cas où un peu de sauce y serait restée. Elle mange, les sourcils froncés, avec la même attention qu’elle consacrait toute jeune à ses versions latines; elle est la seule latiniste de la famille. On voit bien, quand elle le tient, la proportion exacte de l’artichaut; la taille de la feuille s’harmonise parfaitement avec son visage.
      En revanche, mon père ne s’accorde pas du tout avec son artichaut. Mon père est un géant de deux mètres. Il a le front brillant et j’aimerais bien le lui essuyer, mais mon père est trop grand. Son front vole la vedette à la pénombre de la salle à manger. Il porte habituellement des chemises à carreaux. La feuille d’artichaut s’égare à mi-chemin sur sa poitrine, et alors j’ignore si elle se trouve sur le vert ou sur le jaune; je ne sais jamais non plus s’il la tient toujours, car sa main velue la couvre complètement. L’artichaut a besoin d’un ton neutre, comme celui de ma grand-mère, ou d’un fond blanc. Mon père ne pourrait jamais servir de modèle pour « Homme mangeant un artichaut »; le peintre perdrait la feuille en plein travail.
      Après avoir rongé ses feuilles avec ses dents de devant, Papa les archive comme des dossiers dans son bureau. Chaque pile se tient dans une perfection si droite que j’envie cet équilibre, car les miennes tombent comme des pétales de roses effeuillées.
      Ma mère est plus imprévisible. Elle les mange entre deux rires. Elle fume beaucoup et ma grand-mère dit que la fumée nuit non seulement au palais, mais aussi aux bonnes manières. Avant, ma mère buvait son verre d’eau pour s’extasier, comme le reste de la famille. Dieu seul sait ce que lui a dit son psychanalyste; depuis, elle lève son verre de vin rouge. La première fois, grand-mère l’a réprimandée :
      - Ce vin tuerait le goût de n’importe quoi.
      Maman a fait craquer une allumette pour allumer sa cigarette et grand-mère a dû capituler.
      Un midi, en pleine cérémonie, alors que papa avait fini le premier, il nous annonça solennellement, la voix chevrotante, du haut de sa pile de feuilles d’artichaut :
      -Il faut que je vous dise quelque chose…
Comme Sandra, qui tenait sa feuille en l’air, n’interrompait pas son laïus, il répéta sur un ton encore plus grave :
      -Je voulais vous dire que…
      -Quoi, papa, quoi ? – l’encouragea Sandra, indiquant avec la même feuille qu’elle lui cédait la parole.
      - Je me sépare de votre mère.
À cet instant, Manuelito descendit de sa chaise et s’approcha de lui :
      - Tu me donnes une feuille ?
      - Je n’en ai plus, fiston.
Maman fixait le cœur de son artichaut tout comme la grand-mère, sans lever les yeux de son assiette.
      -Votre mère le sait déjà…
      -Ce à quoi je ne m’attendais pas, Julián, c’est que tu annonces la nouvelle pendant que nous sommes à table en train de manger des artichauts.
            - Je ne crois pas que ce soit le moment, murmura grand-mère avant de porter son verre d’eau à ses lèvres.
      - Les enfants n’en sont pas encore au cœur, ajouta maman, agacée.
Je sais que papa et maman se sont aimés. Je l’ai découvert un jour où maman, distraite, ne me répondait pas. On ne prête pas vraiment attention aux enfants. Je lui parlais en français et elle n’entendait rien ; en espagnol, encore moins. Elle lisait un numéro de Life sur les bombardements de la guerre; des églises et des maisons détruites, des tanks, des soldats courant entre les arbres, des soldats se traînant au sol, les chaussures couvertes de boue et de sang, un cratère profond de six mètres creusé par une bombe. Pauvre petite terre. Maman me faisait penser à un homme-grenouille au fond d’un trou noir. Elle cherchait frénétiquement quelque chose. J’ai compris alors qu’elle cherchait mon père. Et qu’elle l’aimait désespérément.

*****

Mon père se remaria le lendemain de son départ, ou presque. Quelques années plus tard, grand-mère rendit l'âme; nous avons tous souffert de son absence. Je pense qu'elle est morte dans la tristesse. Bien qu’elle ait été une personne fort pudique, ma grand-mère ouvrait son cœur.
      Maman souffre d'un curieux mal qui affecte son foie; je la soigne à l'aide de médicaments qui contiennent des extraits d’artichaut. Elle fume toujours comme une cheminée; le soir, je vide les cendriers dans un pot de fleurs qui se trouve dans la cour; on dit que les cendres sont bonnes pour la nature, qu'elles la régénèrent. Ma mère, elle, les cendres ne l'ont pas, bien entendu, rajeunie.
      Contrairement à ce qu'on pourrait croire, maman et moi n'avons pas banni les artichauts de notre assiette, même si maman prétend que la vie l'a dépouillée de toutes ses feuilles et lui a laissé le cœur à découvert. Pour moi, sucer les feuilles demeure une exploration et l'attente reste toujours la même. Le cœur de l'artichaut sera-t-il grand? Sera-t-il encore bien frais et juteux?  Le but de mes efforts est d'arriver à l'endroit où se sont brisés tous mes espoirs, le cœur de l'artichaut, dont je m'approche un peu plus à chaque tour. J'ai été follement amoureuse d'un homme, et je crois bien avoir été heureuse puisque je l'aime toujours. Par la suite, j'en ai aimé d'autres, mais jamais autant que lui; mon ventre n'a jamais chanté comme il le faisait à ses côtés. À vrai dire, j’ai aimé les autres pour ce qu’en eux je retrouvais chez lui. Par moments.
      Au café, au lit, ma peau brûlait au contact de la sienne, tous mes pores s'ouvraient comme les rues que nous parcourions, serrés l'un contre l'autre; quel délice que ce bras posé sur mes épaules, quelle ardeur dans nos rencontres! L'ampleur de mon désir me laissait tremblante. Il me disait que cet amour ne se répéterait jamais.
      Un matin, aux premiers rayons du soleil, entre les draps froissés, il se pencha sur mon visage encore brouillé par le sommeil et le plaisir, et m'annonça doucement :
      - Cela fait deux mois. Ma femme et mes enfants rentrent de vacances.
Je sentis la chambre s'obscurcir, sa noirceur me recouvrait. Il me prit dans ses bras.
      - Ne te mets pas dans cet état. Nous savions tous les deux que cela ne pouvait pas durer.
      J'ai commencé à sangloter.
      Puis, il me parla de mon cœur d'artichaut. Il me raconta qu'au travail, tout le monde disait que j'avais un cœur d'artichaut.
      - Ils disent aussi que tu prends les choses trop au sérieux.
      Nous ne nous sommes plus jamais revus.
      Otilia est partie; Maman et moi la regrettons, nous n’avons plus jamais trouvé une aussi bonne cuisinière. Le poids des rites consacrés aux artichauts a marqué les dernières années de notre vie. Les premières feuilles, trempées dans la sauce mousseline ou la vinaigrette, restent un plaisir; elles nous insufflent du courage, mais lorsque nous atteignons la moitié de l’artichaut, lorsque nous en sommes toutes deux à mi-chemin, nous nous regardons; elle ne détache pas son regard du mien et je le soutiens pendant des lustres. Elle a le regard de ceux qui ne savent pas pourquoi ils vivent. Elle veut me dire quelque chose... quelque chose de douloureux, mais je ne la laisse pas faire. Peut-être, comme les artichauts, nous sommes-nous entourées de feuilles plus hautes que nous; peut-être vais-je découvrir l’horrible certitude d'avoir raté ma vie, mon unique vie.

© Elena Poniatowska
Traduit par Sandra Côté, Marijo Dumont-Labrie, Élise Fournier-Lévêque, Nathalie Kaou, Sarah Laberge-Mustad, Amanda Léger, Mélanie Mathieu, Sandrine Menon, Catherine Michaud, Florence Miglionico, Victoire Nicolle, Hanako Soncini et Hugo Trebucq.

Elena PoniatowskaElena Poniatowska est née à Paris en 1932. Elle vit au Mexique depuis 1942. Elle est la première femme à avoir obtenu le Prix national de journalisme du Mexique en 1979. Son œuvre, traduite en 17 langues, comprend entre autres La Noche de Tlatelolco, chronique du massacre de la Place des Trois Cultures en 1968, pour laquelle elle reçut le prestigieux prix Xavier Villaurrutia en 1971 (qu’elle refusa d’ailleurs en lançant : « Qui va donner un prix aux morts? »), les romans La flor de lis (1988), Tinísima(1992), Paseo de la Reforma (1996), La piel del cielo (2001), pour lequel elle reçut le prix du roman Alfaguara la même année, El tren pasa primero (2006), pour lequel elle reçut le prix international Rómulo Gallegos en 2007 ainsi que les recueils de nouvelles De noche vienes (1989) et Tlapalería (2003). Elle est récipiendaire de doctorats honorifiques de la UNAM, de la New School of Social Research de New York, du Manhattanville College, de la Florida Atlantic University, ainsi que de l’Université de Pau. Elle est officier de l’ordre national de la Légion d’honneur, a reçu la médaille Gabriela Mistral du Chili en 1997, le prix d’excellence en journalisme Mary Moors Cabot de la Columbia University en 2004 et le Courage Award de la International Women’s Media Foundation en 2006.

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