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biographie de l’auteur | version originale espagnole

mauve por M.G. SmoutCRÉPUSCULE MAUVE
(titre original: Tarde morada)

Par Juan Abreu

Traduction : André Charland

      1

      Au moment où ils s’engagent sur l’expressway, l’après-midi a déjà tourné au mauve. La résine du crépuscule bave sur le southwest de Miami. Des arbres isolés émaillent la grossière étendue des toits plats, d’où émergent les clochers d’églises comme des pointes acérées. Le mauve survole la lumière des phares d’auto et se dilue sur ses surfaces polies. Se déplaçant sur une avenue tout aussi mauve, glissant le regard du mauve des façades au mauve des visages des passants entre les feuilles mauves des lauriers, Juan eut l’impression de voyager sur un fleuve tiède sur lequel toute vitalité tenait en équilibre sur le rythme du crépuscule, créant une douce torpeur. Toujours éblouissantes, les fins d’après-midi de cette ville. Elles débutaient par un frémissement avec des mares bleues sur la plaque presque blanche du ciel. Ensuite, les mares s’étendaient et rougissaient, gagnaient du terrain, et les couleurs commençaient à se déployer entre murmures et chuchotements. Le temps s’arrêtait pendant la cérémonie de l’affaissement du soleil. Toute chose était à la merci du mauve. La petite Toyota rouge, rouillée, trembla en grimpant la rampe d’accès de l’Interstate 1-95. La sensation du mauve diminuait, car ils faisaient route en direction contraire du crépuscule.
      – T’as vu le ciel comme il est beau?
      La femme le regarda : les yeux, deux lignes mauves elles aussi. Elle se passa la main dans les cheveux avant de répondre.
      – Oui. Elle fit une pause et ajouta : Je hais cette ville...
      Ils roulaient dans le quartier noir. La pauvreté montait en vapeur depuis les rues solitaires. Les autos volaient, transgressant la limite de vitesse. Tout le monde semblait pressé. Toujours. Encore plus ces jours-ci, car la fin de l’année approchait et la ville entière se déversait, enfiévrée, dans les grands magasins, dans les monstrueux malls, après avoir reçu les instructions des journaux et de la télé. Comme un troupeau obéissant, les passants circulaient, anxieux, pressés, au milieu du trépignement et des râles du jour qui se préparait à mourir.
       
       
      2.
      Ils durent frapper plusieurs minutes avant qu’une toute petite femme leur ouvre la porte.
      – Excusez-moi, dit-elle d’une voix cassée, de paysanne, mais nous étions dans la chambre... avec lui... et avec le bruit de l’oxygène, on n’entend rien.
      La vieille, comme un insecte ennuyé par la lumière, dissimula son visage carmélite et accidenté qui évoquait toujours, pour Juan, le dos d’un cafard. Elle ne mesurait pas plus d’un mètre et elle était si compacte et ses extrémités si courtes qu’elle avait l’air d’un bonhomme de boue, aux mouvements grinçants et désarticulés. Marcia s’inclina pour l’embrasser sur la joue, mais son mari ne fit que la saluer d’un geste vague comme pour éviter tout contact.
      Pucha les conduisit jusqu’au petit salon meublé de trois chaises, d’un fauteuil et d’une table couverte de photos. Juan s’assit sur le fauteuil pendant que sa femme suivait l’insecte boueux en direction de la chambre. La porte de celle-ci était très étroite et ne laissait passer qu’une personne à la fois. Cloué sur le cadre, pendait un écriteau portant les mots suivants tracés à la main :
       
      OGCIGENO
      EN EL CUARTO
      NO FUMAR
       
      Il s’occupa en observant un tableau sur le mur en face de lui. C’était la représentation grossière d’un voilier. Les voiles, sur fond de velours noir, arboraient une couleur verdâtre qui ressemblait à du vomi. Elles se déployaient dans le vide, car l’artiste avait oublié de dessiner les mâts. Ces taches vulgaires des voiles sur le noir entre de stupides nuages jaunes produisaient une sensation de mauvais goût infini, une ineptie sans fin, qui donnaient la nausée. Il sentit naître à l’intérieur de lui de faibles sons gutturaux. Quelque chose de chaud et d’aigre grimpa dans son estomac cherchant la gorge. Il eut juste le temps de se rendre au jardin. Il expulsa une matière grasse, un pus mousseux et acide dans lequel il parvint à distinguer des restes végétaux. Le rouge vif d’un piment scintilla. Là-haut, le ciel – Juan le regarda comme si c’était quelqu’un – avait la même couleur que ce vêtement que porte le Pape lorsqu’il glisse sans souillure et bien alimenté entre les masses affamées.
      Debout, là parmi les mini-parterres, il nota qu’une odeur bourbeuse émanait de la maison. En retournant à l’intérieur, il remarqua, en effet, que la maison était imprégnée d’une drôle d’odeur dont il ignorait la provenance. Une odeur de vieille peau, de pâleur, de boue. Cette boue des fossés qu’on creuse pour chercher des vers. Il courut dehors pour vomir une autre fois. Quand il eut terminé, il sentit sur lui la pesanteur du ciel qui s’obscurcissait. Il leva la tête et vit flotter des nuages clairsemés et jaunes comme ceux du tableau.
       
       
      3.
      Marcia apparut dans le cadre de la porte de la chambre du malade et lui fit signe d’approcher. La chambre, petite, était d’un vert pastel. Le long du mur opposé à la porte, dans un lit d’hôpital, se trouvait l’homme. Près de la tête soufflaient les ballons d’oxygène. La tête du vieux avait passablement enflé depuis la semaine dernière. La coloration aussi était différente. Mauve, presque noire. Avec des taches semblables à des crachats, à du sperme séché. Juan pensa que tout cela était relié. La tête et l’après-midi, la salive et le ciel, le sperme et le vomi. Les nuages et le tableau. Mais l’agonie de l’homme affaibli dominait tout. L’agonie, qui se ratatinait à l’intérieur, laissait échapper un murmure monotone par la bouche crevassée et entrouverte. Que le vieux ressemblât au ciel ou au cadre, à la boue ou au bout de ver de terre de son enfance, ou à l’expressway éclatante transformée par la proximité de la nuit, cela n’avait aucune importance.
      Quelque chose déclenchait chez le malade des ruissellements de sueur qui obligeaient à changer fréquemment la literie. Seule la moitié du corps était enflé. Sur les bras, les épaules, l’estomac, la peau s’étirait tellement qu’on avait l’impression qu’elle était sur le point de se déchirer. En bas de la ceinture, une maigreur extrême délimitait les os, les collait à la peau craquelée et poudreuse. Sous le drap bleu pâle, les jambes, deux bâtons secs ceints par la toile, tremblaient.
      L’homme toussa et les deux femmes, Pucha et l’autre, plus jeune mais tout aussi fanée, aux yeux éteints, accoururent. L’une d’elles lui nettoya le mucus avec un morceau de papier pour ensuite le déposer dans une cuve, presque pleine, qui reposait sur une chaise à côté des ballons d’oxygène. Marcia demeurait assise sur un lit de camp placé à gauche, dont se servaient les deux femmes, l’épouse et la fille du vieil agonisant, pour passer la nuit.
      Près de la porte, il y avait un autel surmonté de plusieurs figurines de plâtre. Un Saint Lazare et ses chiens lui léchant ses plaies. Une vierge de la Caridad del Cobre entre des huiles bleu de Prusse. Il y avait aussi des estampes de saints et de saintes inconnues de Juan et une prière écrite en lettres gothiques qui se terminait sur un : En Dieu j’ai confiance!
      Une photo collée sur le mur en haut du grabat attira son regard. On y voyait une rangée de chaudières énormes. L’une à côté de l’autre. De chaque côté d’un couloir en ciment. Dans le couloir, deux hommes conversaient. Au-dessus de leurs têtes, se croisaient des dizaines de tuyaux fumants. Une photo en noir et blanc. Vieille. On pouvait distinguer nettement la calvitie naissante de l’un d’eux. L’autre portait un béret. Le type au béret passait son bras autour des épaules de son compagnon. Ils souriaient. Le rire de la jeunesse. Il présuma qu’une de ces jeunesses était le vieux, celui-là même qui tremblait dans le lit. Mais aucun des deux hommes captés par l’image ne ressemblait à celui qui frémissait au rythme des ronflements des ballons d’oxygène. À droite de la photo, un petit drapeau cubain en papier, cloué au mur, reproduisait les mouvements du corps. Celui-ci les transmettait au lit et de là ils se traînaient le long du mur jusqu’au fanion. Un de ces fanions qu’on voit dans les défilés. D’autres icônes, collées avec du scotch tape, pendaient de la porte du placard. De mauvaise qualité, si commerciales que les saints avaient l’air de modèles de Calvin Klein.
      Il se rappela que Marcia lui avait dit que le vieux avait toujours voulu retourner dans son pays. Mais, tordu comme il était maintenant, il ne pourrait plus. Le médecin avança, avec un air de circonstance, qu’il n’en avait plus que pour une semaine. Il ne donnait pas l’impression qu’il puisse faire la semaine. Une mouche se mit à bourdonner dans la chambre. Pucha essaya de l’atteindre avec un éventail en carton annonçant les spéciaux d’une grande chaîne de supermarchés. Elle rata sa cible et l’éventail donna sur un des ballons d’oxygène, produisant un son qui flotta comme un fil.
      Le vieux n’avait plus de cheveux et la tête lui brillait pendant qu’il émettait une espèce de grincement. Il murmurait constamment. Parfois, il criait en appelant des personnes mortes ou il conversait avec elles comme si elles étaient là, près de lui. Il bougeait les jambes sans ton ni son, comme répondant à une mélodie sans rythme. Les yeux, exorbités, s’ouvraient sporadiquement et regardaient fixement une femme ou l’autre. De temps à autre, ils devenaient clairs et lucides comme s’ils appartenaient à une autre personne, l’air de dire : Je vois tout. Mais cette impression ne durait qu’un instant. Ensuite, revenaient le regard opaque et le tremblement incontrôlé de tout le corps.
      – C’est la peur, dit Juan pour lui-même.
      De retour dans le fauteuil, lui vint cette colère viscérale qu’il ressentait devant un corps agonisant. Une haine pure qui n’avait à voir avec personne en particulier, mais avec l’impuissance du corps humain abandonné et humilié à la toute fin. Une sensation malsaine, confuse.
      D’une des chambres du fond, surgit l’ombre du neveu du malade. Un mastodonte de dix-huit ans qui parlait à peine espagnol. Il s’arrêta à quelques pas et lui demanda avec une drôle de moue sur son visage gras :
      – Tu crois que les Dolphins vont gagner aujourd’hui?
      – Je ne sais pas, lui répondit Juan, mais s’ils ne gagnent pas, ils ne feront pas les playoffs...
      Le jeune s’assit et afficha un air dégoûté.
      – Comment ça va? demanda Juan pour dire quelque chose.
      – Bien...
      – L’école?
      – Bien...
      – Le travail?
      – Bien. No problem...
       
       
      4.
      Au retour, le soir s’était presque installé. En s’engageant sur la voie élevée de l’autoroute, ils distinguèrent une ligne orange dévorée par l’immensité moribonde du crépuscule, convulsionnée par son dernier râle. D’un côté, la nef circulaire de l’Orange Bowl naviguait dans l’eau noire qui commençait à se mouvoir dans le ciel.
      – Regarde, on dirait des crocs! dit Marcia en levant le bras pour montrer la sphère concave qui s’éteignait à l’horizon. Les derniers rayons du soleil, s’infiltrant entre les nuages bombés, ressemblaient aux longs crocs tachés d’une bête féroce.
      Juan acquiesça d’un signe de tête et se rappela l’histoire qui lui martelait la tête depuis une semaine et qu’il n’avait pas encore écrite. Elle raconterait le jour où les Cubains morts se lèveraient des cimetières de Miami et marcheraient en direction de l’île. Ça débuterait ainsi : Tous étaient morts et s’en allaient vers Cuba...

© 1999 Juan Abreu
Traduit de l’anglais par
André Charland

version originale espagnole

Cette nouvelle ne peut être archivée ou distribuée sans la permission expresse de l’auteur et de la maison d’édition.

biographie de l’auteur

Juan AbreuJuan Abreu (La Havane)
Ecrivain, journaliste et plasticien. Juan Abreu a publié Habanera fue (Muchnik Editores, 1998), A la sombra del mar et Jornadas cubanas con Reinaldo Arenas (Editorial Casiopea, 1998) de même que El libro de las exhortaciones al amor (Playor, 1995). De plus, il est le coauteur de Rafts (Loma, 1995). Il est aussi chroniqueur au Diaro de las Americas depuis 1990. Son oeuvre plastique compte parmi les collections des plus importants musées américains. Son travail l'amène à voyager entre Miami et Barcelone où il vit présentement.

       

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