I
À neuf heures du matin, Dilys se dirige vers Honora, une liasse de factures à la
main.
Victor se demandait si tu pourrais classer ça
pour lui, dit-elle.
Honora, assise à la réception de lhôtel, lit
le journal. Son travail consiste à répondre au téléphone, enregistrer les nouveaux
arrivants, veiller à ce que les chambres soient libérées à lheure, répondre aux
questions des clients et régler les petits problèmes domestiques qui surviennent de
temps à autre. Ces jours-ci, cependant, le téléphone sonne rarement, peu de gens
circulent dans les chambres et dans les escaliers, car cest la fin octobre. En fait,
cest Halloween. La saison touristique tire à sa fin, mais à Noël il y aura un
nouveau sursaut dactivité : des gens fuyant la ville, Toronto surtout, pour
passer les fêtes ici, où tout nest pas commerce, où le climat est tempéré, et
où ils peuvent marcher le long de petites rues et descendre vers le lac le jour de Noël
pour observer leau gris foncé et létrange spectacle de la plage nappée
dune fine couche de neige, comme un cake recouvert dun glaçage aux amandes.
Déjà, lhôtel affiche complet entre le 24 décembre et le nouvel an.
Ce matin, le temps est gris et venteux. Cest un
jour comme les aime Honora, lorsque les affaires marchent au ralenti et quelle peut
sasseoir avec son café dans le petit cabinet installé sous lescalier, à
mi-chemin entre la porte dentrée et le fond du vestibule étroit et sombre. Elle
feuillette des magazines empruntés au salon, écrit des lettres et fait des appels
personnels. Parfois, comme si elle séloignait physiquement, elle simagine
assise sous la douce aura lumineuse de la petite lampe Tiffany du comptoir, habitant une
île chaude et protégée au cur de lhôtel obscur et silencieux.
Ne ten fais pas pour les factures si tu
nas pas le temps, lui dit Dilys.
Y a-t-il un soupçon dironie dans sa voix? se
demande Honora. Probablement. Elle sait quelle ne travaille pas assez pour
quil soit rentable de la garder à la réception, mais elle ne propose pas den
faire plus. Elle a cinquante ans et travailler ne lintéresse pas. Travailler ne
la jamais intéressée, maintenant moins que jamais. De temps à autre, Honora parle
de regagner la ville car elle sait que cela provoquera une crise de panique chez Dilys.
Cinq ans auparavant, Dilys avait appelé Honora pour lui demander de venir de Toronto lui
donner un coup de main à lhôtel. Elle était au courant du divorce dHonora
et peut-être même avait-elle été heureuse quHonora ait été ainsi libérée
pour venir à Franklin Bay. Honora et Dilys sont cousines. Elles ont grandi ensemble dans
le même quartier aisé de Toronto entourées de maison en pierres, de vastes
propriétés, darbustes taillés et de clôtures en fer. Elles étaient des
douzaines de cousines dans ce quartier, toutes inscrites à lécole privée, vêtues
duniformes, gâtées et irascibles, mais cest sur Honora que Dilys avait jeté
son dévolu.
Je ne supporte pas de rester seule ici avec
Victor, avait avoué Dilys en tentant de persuader Honora de venir travailler pour elle.
Je laime, mais il mennuie à mourir. Il na aucun sens de lhumour,
aucun esprit. Cest une taupe. Jai besoin de toi, avait-elle dit à Honora.
Nous sommes comme des surs.
Dilys vit avec Victor parce quelle juge
important dêtre mariée à ce moment de sa vie; il lui faut ça pour se sentir
complète. Des années plus tôt, elle avait mené une vie extravagante avec son premier
mari, réalisateur de documentaires sur des artistes, compositeurs et danseurs. Elle avait
investi une bonne partie de son héritage dans ces projets et avait perdu de
largent. Pendant que Dilys rencontrait des banquiers, sefforçant de maintenir
à flot lentreprise cinématographique, son mari effectuait des recherches
approfondies sur la personne dune jeune ballerine. Dilys les surprit au lit
ensemble. Après leur séparation, elle parvint à récupérer suffisamment dargent
pour acheter ce petit hôtel du XIXe siècle. Elle vint sinstaller ici, à Franklin
Bay, petit village de moins de mille habitants, pour se remettre de ses blessures. Dans
son entourage, personne ne fut surpris de cette décision. Dilys est une personne aux
subites volte-face.
À lextérieur, sur le long porche à deux
niveaux, avec ses rampes à pilastres et ses consoles à fioritures, les balles de foin,
les gerbes de blé et les guirlandes de vigne sagitent au vent. Demain, lorsque
Halloween sera passée, Dilys les fera enlever, ainsi que les citrouilles quelle a
elle-même savamment découpées en dentelle. Bientôt, on la verra à luvre
au bureau dun des confortables salons, à un bout du hall central, en train de
concevoir les décorations de Noël intérieures et extérieures, pour
lhôtel : il y aura de grands arcs en velours, des guirlandes touffues, des
couronnes de pommes de pin et, partout, des constellations de lumières blanches.
Alors que Victor est doué dun bon sens des
affaires et se rend utile en tenant les comptes à jour, cest Dilys qui a le style
et le flair pour créer les décors théâtraux, lambiance qui font lattrait
de lhôtel. Cest elle qui a pensé aux fauteuils à oreilles en velours dans
les salles dattente, aux chanterelles en bois et aux faisans sculptés, aux
cheminées à gaz, aux somptueux parquets, aux bottes de neige, aux gravures Currier &
Ives, aux miroirs à dorures, aux assiettes de collection décorées de paysages et aux
lampes fabriquées à partir danciennes pompes à eau. Dans les chambres, il
ny a pas le téléphone, les murs sont de couleur pin ou brique et les lits, hauts
et moelleux, sont recouverts des courtepointes blanches. De lendroit émane une
simplicité qui, selon Honora, projette une qualité calculée, intentionnelle, destinée
à reproduire le cliché de la vraie vie de campagne quont les gens des grandes
villes. Pour combler ses besoins dauthenticité, Honora est plutôt portée sur les
hôtels miteux le long dautoroutes désertes, les matelas défoncés et les
baignoires entourées de moisissure.
Lhôtel rapporte chaque année plus
dargent. À lexception dHonora, Dilys sait tirer bon profit de son
personnel. Cest davantage à force de cris, dinvectives et de brusqueries
quelle parvient à ses fins plutôt que par son habileté à diriger les autres.
Douée pour les relations publiques, elle a su persuader des gens notables, des acteurs
shakespeariens, des chanteurs dopéra, des personnalités de la radio et de la
télévision de venir célébrer leurs noces à son hôtel tout en assurant la couverture
de lévénement par les journaux de Toronto. Lhôtel a obtenu des critiques
élogieuses dans tous les magazines clés du milieu. Dilys est venue sinstaller ici,
songe Honora, parce quelle voulait avoir son propre village. Et il faut bien
lavouer, cest grâce à lhôtel quon sait maintenant situer
Franklin Bay sur la carte. Dilys a ouvert la voie, puis dautres entrepreneurs ont
suivi en ouvrant un café, des gîtes ici et là, un pub anglais, des boutiques exposant
des t-shirts de designers, de lart autochtone, des bijoux en argent, des produits en
étain, des lainages anglais, des vitraux. Les gens se sont mis à sinstaller ici à
leur retraite, pour la douceur du climat, les boutiques au charme vieillot de la rue York,
avec leurs clôtures en lattis, leur bardage à clin et leurs fenêtres géorgiennes.
Dilys est accoudée au comptoir. Tout dans son
apparence le rouge à lèvres aubergine, la lourde poudre couleur biscuit qui
recouvre son visage, les montures de lunettes incrustées de pierres du Rhin, les cheveux
rouge bourgogne vise à choquer. Elle se considère comme une uvre
dart, mais le résultat est peu agréable, il est bizarre, se rapproche, en
fait
dun déguisement dHalloween. Elle est petite et massive et marche
un peu comme un canard. Ses pieds capricieux lobligent à porter des talons plats.
Dans les pointes de ses seins, la circonférence de ses biceps, la largeur de ses mains,
la manière dont elle se tient, jambes écartées solidement ancrées au sol comme un
boxeur poids lourd, il y a quelque chose de solide, de menaçant. Dilys ne se laisse pas
marcher sur les pieds. Cest une femme quil ne faut pas sous-estimer.
Victor et moi nous sommes allés au quai hier
soir, dit-elle sur un ton qui en dit long.
Ah bon? répond Honora sans intérêt.
Nous sommes passés devant le bateau de ton
ami.
Ah?
Le bateau se balançait dans tous les sens,
Honora, continue Dilys dun ton un peu incrédule, légèrement essoufflée.
Cétait tellement évident. Les gens savaient ce que cétait. Ces rideaux
quil a mis ne sont pas complètement opaques. On pouvait distinguer les formes. On
pouvait voir les silhouettes bouger. Il nous a même semblé entendre des gémissements.
Nous sommes deux adultes consentants. Nous
faisions ça sur une propriété privée.
Mais Honora, sur le quai!
Personne nétait forcé de
sarrêter et de regarder. Ni découter.
Dilys soupire avec résignation, peut-être même
avec indifférence.
Cest comment avec un homme plus jeune
que toi? demande-t-elle, les traits tirés par une envie à peine déguisée.
Ambigu. Comme linceste, le fruit
défendu.
Je pensais que dhabitude vous faisiez
ça chez toi. Pourquoi dans le bateau cette fois?
La diversité donne du piquant à la vie.
Ça na pas dû être facile dans le
bateau, avec si peu despace. Je suppose quil y a une sorte de lit, je suppose
que vous faites ça sur le lit.
Jamais! Beaucoup trop banal et confortable.
Où ça alors?
Parfois, il me pose sur la table de la
cuisine. Il mattache les mains derrière le dos au robinet de lévier. Il me
lie les chevilles aux poignées darmoires. Il me bâillonne. Il me bande les yeux.
Il commence avec les premiers instruments qui lui tombent sous la main, des poignées en
bois lisses et épaisses, des bouteilles de bière vides, une poire à jus
il me
pénètre et mallume jusquà ce que je sois au bord de la folie. Honora en
rajoute maintenant car elle sait ce que Dilys veut entendre, ce dont elle a besoin.
Et le balancement, le balancement du bateau.
De quoi rendre fou. Tout saccélère avec le mouvement. Cest comme rouler sur
des montagnes russes sans vêtements. Cest comme se tenir nue sur un magnifique
coursier qui galope lentement. Dilys, tu ne peux pas timaginer.
Dilys se pince les lèvres pour rester maîtresse
delle-même, attrape son manteau, son sac à main et ses clés. Ce matin, elle doit
se rendre jusquau lac, à Goderich, où elle fait imprimer une brochure mise à jour
annonçant les tarifs de lété prochain et les nouveaux menus de la salle à manger
de lhôtel.
Victor nest pas dans son assiette
aujourdhui, confie-t-elle à Honora. Il est plus déprimé que dhabitude. Il a
besoin de se faire requinquer un peu. Si tu en as loccasion monte quelques instants
le conforter.
Je ne sais pas si jaurai le temps.
Jai ces factures à classer.
Oh, oublie les factures. Ce sera sûrement
calme à la réception aujourdhui. Prends un moment ou deux. Je serai partie toute
la matinée.
Honora sait de quoi parle Dilys. Ne pousse-t-elle pas
toujours Honora et Victor ensemble? Ne les met-elle pas dans des situations où il est
facile de se laisser aller à des espiègleries, de faire des compromis? Elle teste sans
cesse Honora. Elle teste Victor. Les placer dans de tels scénarios doit lui procurer un
sentiment de puissance. À la fois, elle est certaine quHonora ne profitera pas de
tels moments. Elle compte sur sa loyauté, sur son amitié.
Le bureau de Victor se trouve au deuxième étage de
lhôtel. Parfois, sa porte est fermée à clé toute la journée. Dilys et Honora
pensent quil se masturbe là-haut. Dilys se fiche bien de ce quil peut se
faire dans son intimité. Cest son affaire, dit-elle. Elle trouve les besoins
sexuels de Victor enfantins et pitoyables. Elle lui a déclaré quelle ne le
toucherait plus. Honora le sait parce que Dilys lui raconte tout. Elle parle de Victor
comme sil était un enfant et elle la mère confiant ses problèmes à une autre
mère. Elle parle de lui avec la même candeur insouciante et le même orgueil blessé
quHonora lorsquelle parle de sa fille Rachel, qui est récemment venue
retrouver Honora jusquà Franklin Bay. Honora et Dilys se sont dit trop de choses
dans leur vie, tellement de choses quelles ne pourraient jamais se permettre de
mettre fin à leur amitié. Ce serait dangereux, compromettant. Il y a beaucoup trop en
jeu.
II
Une fois Dilys partie, Honora décroche le
téléphone et compose un numéro à Toronto. Dilys est sûrement au courant de ces appels
interurbains quHonora fait depuis lhôtel, mais elle nen parle jamais.
Bonjour maman.
Qui est-ce, demande une voix toute petite,
hostile.
Cest Honora.
Tu ne mappelles jamais.
Je tappelle maintenant. Je tai
appelée la semaine dernière.
En parlant, Honora se représente les rues paisibles
bordées darbres, les entrées circulaires, les courts de tennis du quartier où
elle a grandi, où sa mère vit toujours. Il lui reste encore un bon petit magot, mais
elle lésine lorsquil sagit den faire profiter Honora. Pour lui soutirer
quoi que ce soit, Honora doit payer en quelque sorte, elle doit faire ces appels
téléphoniques, endurer les injures.
Je souffre de partout et tout le monde
sen moque, lance sa mère dun ton irrité.
Tu devrais quitter ton lit à loccasion.
Cest douillet sous les couvertures. Il
pleut ici.
Tu devrais être debout en train de marcher.
Tu prends trop de pilules.
Jaime mes pilules. Jaime leurs
couleurs. Jai toutes les couleurs de larc-en-ciel.
Mais maman, tu nas pas besoin de tous
ces médicaments. Tu nest pas malade.
La mère dHonora a toujours été
hypocondriaque. Du plus loin quelle puisse se souvenir, tout à la maison devait
tourner autour de sa mère. Jamais dans sa vie elle na préparé un repas pour
Honora. La bonne était là pour ça. La mère dHonora est restée au lit à rudoyer
le père dHonora jusquà ce quil en crève. Cétait un homme doux,
aimable et tolérant. Il était professeur de mathématiques à luniversité. En
rentrant le soir après ses cours, il lui montait des bols de soupe à sa chambre,
préparait pour elle des chemises de nuit propres, brossait ses longs cheveux. Il
soccupait delle avec la méthode, le pragmatisme et le souci du détail
dun mathématicien.
Et moi alors? avait demandé Honora à
son père.
Je taime aussi bien sûr, lui avait-il
répondu, mais Honora se disait que sil lavait vraiment aimée, il
laurait emmenée loin de sa mère pour quelle puisse avoir une véritable
enfance. À la mort de son mari, la mère dHonora nest pas venue à
lenterrement. « Je suis trop fatiguée », avait-elle dit de son lit. Au
cimetière, Honora prit une poignée de terre. La matière était sèche, friable et
stérile. Lorsquelle la lança sur le cercueil, presque tout senvola au vent.
Ce que tu as pu être inconscient, papa, pensa-t-elle. Tu as gaspillé ton amour.
Jai vu la photo de Ford dans le journal
aujourdhui, dit la mère dHonora. Ford, lex-mari dHonora, est un
avocat en droit criminel qui fait toujours parler de lui dans les journaux. Il défend de
célèbres cols blancs meurtriers, souvent des hommes daffaires, accusés de crimes
nets, brillants et innovateurs.
Cétait dans la rubrique sur la
société. Il assiste aux plus grandes cérémonies publiques.
Ça doit timpressionner.
Pourquoi a-t-il fallu que tu ailles
tinstaller à Franklin Bay?
Jaime la vue quon a dici,
maman.
Si tu revenais à Toronto, dit la mère
dHonora, je te donnerais de largent.
Tu ne mas jamais donné le moindre sou
lorsque je vivais là-bas. Mais en fait, maman, puisque tu le mentionnes, ce serait pas de
refus un petit coup de pouce en ce moment.
Tu ne devrais pas avoir besoin de mon argent
à ton âge. Si tu navais pas gâché toutes tes occasions, aussi. Ton père et moi
étions prêts à tout pour toi. Tu aurais pu aller à luniversité. Tu avais
lintelligence pour. Tu aurais pu décrocher un diplôme en lettres, comme Dilys.
Mais tu tes barrée en Europe. Je me suis sentie trahie.
Maman, ça sest passé il y a trente
ans.
Tu ne nous a pas appelés pendant des mois.
Il fallait que je prenne mes distances, maman.
Tu vivais dans un taudis.
Cétait un appartement. Et il
navait rien de sordide.
La mère dHonora ne connaît pas la moitié de
lhistoire. À vingt ans, Honora avait travaillé à Madrid pour un photographe. Du
jour au lendemain, elle devint adulte. Elle essaya la marijuana et la cocaïne. Elle
apprit à se masturber. Elle coucha avec le photographe et vit quelle ne ressentait
aucune culpabilité envers sa femme Rosaria et leur petit garçon Jesus. Le photographe la
payait très peu et, lorsque la faillite se fit imminente, il ne lui donna plus rien.
Après un an, Honora revint au Canada parce que ses parents avaient refusé de lui envoyer
davantage dargent et quun jour, alors quelle revenait au studio avec des
sandwiches et une bouteille de vin, elle trouva le photographe au sol, nu sur une cliente,
leurs deux corps emmêlés dans les fils électriques et les rallonges. De retour au
Canada, Honora fit chez ses parents la connaissance de Ford, étudiant en droit et fils
dun collègue universitaire de son père. Elle se maria avec lui. À lépoque
cest ce qui lui avait paru la solution la plus simple.
Dilys est passée me rendre visite, oh il y a
deux semaines de ça, dit la mère dHonora.
Je sais, je lui ai demandé de te transmettre
toute mon affection.
Cest une nièce tellement fidèle. Elle
a des idées si originales. Cest ce genre de fille que jaurais voulu. Des gens
comme Dilys, ça fait bouger les choses. Elle a parlé de toi.
Honora se souvient des paroles de Dilys
lorsquelle se préparait à partir.« Je glisserai un mot en ta faveur » , lui
avait-elle promis.
Elle cherche toujours à me protéger,
réplique Honora.
Te protéger? Ha! Mais tu ne te rends pas
compte, Honora. Tu ne réalises donc pas quune foule de choses chez toi
lindignent. Elle dit que tu es passive et feignante.
Quest-ce que tu en sais.
Elle ne voulait pas le dire mais jai
réussi à lui extirper. Nous avons eu une longue conversation intime. Elle ta
traitée de parasite. Ne lui dis pas que je te lai dit.
Après avoir raccroché, Honora se mord
lintérieur de la joue jusquau sang. Comme Dilys et maman se ressemblent, se
dit-elle pour la première fois : lenvie, la méchanceté, les reproches.
Qua donc pu faire Honora pour que Dilys se sente menacée de la sorte? Serait-ce ses
longues jambes, sa voix profonde et rocailleuse, son tempérament serein, que Dilys avait
dit tant admirer? Ses tailleurs Chanel, vestiges de sa vie avec Ford? La classe
quelle donne au bureau de la réception et dont lhôtel avait besoin,
justement, selon Dilys? Honora regarde par la fenêtre les feuilles qui voltigent dans la
rue, les boutiques, du côté opposé, dont plusieurs sont déjà fermées pour la saison;
la plupart ne rouvriront pas même pour Noël, leurs propriétaires sont partis en Floride
ou en Australie pour lhiver. Bientôt, Franklin Bay ressemblera à un village
fantôme. Honora sent une vague de quelque chose la submerger. Tristesse? Panique? Une
fois de plus, elle se voit assise au petit box de la réception, comme un oiseau dans une
cage illuminée. Lespace dun instant, elle ressent lenvie dabattre
lhôtel, planche par planche.
Elle entreprend de trier les factures. Ça ne
représente pas tant de travail après tout en moins dune demi-heure tout est
fini. Au début, elle a les mains qui tremblent, mais lorsquelle achève, les
tremblements ont cessé, car elle sait ce quelle doit faire. Elle regroupe toutes
les factures, soulève le panneau du comptoir, se glisse de lautre côté, puis le
rabat. Sans bruit, elle se dirige à létage en passant par le restaurant, avec son
carrelage orange, ses chaises Shaker, ses serviettes de table blanches empesées, pliées
comme des cygnes, ses fenêtres en forme déventail donnant sur la rue. Des sons
distants, atténués, proviennent des cuisines, lodeur des oignons que lon
fait frire. Les pas dHonora senfoncent doucement dans lépaisse moquette
de lescalier. Arrivée à la dernière marche, elle tourne et sengage dans le
corridor étroit et déserté. Au bout, le passage est imprégné de lodeur saline
du sauna. Elle frappe doucement à la porte de Victor, jette un regard rapide aux deux
extrémités du corridor et se glisse vite à lintérieur.
Il est assis sur une chaise de bureau pivotante et
porte son complet de tweed trois pièces habituel cest une sorte
duniforme pour lui, une armure en quelque sorte, qui le protège, si cest
possible, des examens minutieux de Dilys, de son rabâchage continuel. La fenêtre laisse
passer un faisceau de lumière nacrée qui descend jusque sur sa tête chauve et
brillante, un peu pointue au sommet, comme un très gros uf doiseau, lisse et
absurde.
Honora? fait-il en se tournant vers elle,
interloqué. Même après toutes ces années, il est encore timide, surpris en sa
compagnie, peut-être parce quelle et Dilys ont un long passé en commun. Une bonne
partie de Dilys était déjà prise avant même que Victor ne la rencontre. Il ne peut
sempêcher de se sentir comme un retardataire, un intrus, une tierce personne.
Je tai apporté quelque chose, Victor,
dit Honora.
Il tend la main pour prendre les factures.
Non, pas ça, lui dit-elle, et elle les laisse
tomber en voltigeant sur le sol.
Elle agrippe le dossier de sa chaise et fait pivoter
Victor de sorte quil soit dos à la fenêtre. La pièce est chaude, elle peut sentir
lodeur de son complet défraîchi. Tendant la main vers le bas, elle desserre sa
cravate.
Honora, mais quest-ce ?
Défaisant la boucle de la ceinture de Victor, elle
baisse son pantalon, son caleçon le long de ses hanches blanches, de ses genoux poilus,
les laisse tomber en désordre autour de ses chevilles, sur ses souliers lacés à grosses
coutures, de sorte quil soit incapable de se lever et de senfuir, même
sil le voulait. Même sil le voulait. Honora nest en rien étonnée de
ce quelle a entrepris, mais elle sapplique à sa tâche avec une certaine
économie, des mouvements rapides, adroits. Il est possible quelle ait imaginé
cette scène auparavant, ou quelle en ait rêvé.
Est-ce pour survivre? se demande Honora en regardant
à la fenêtre par dessus la tête de Victor, pendant quelle va et vient sur lui,
faisant glisser la chaise agréablement, de manière rythmée, sur ses roues. Ou est-ce
pour détruire? Que veut-elle? Essaie-t-elle de porter un coup à lalliance entre sa
mère et Dilys? Essaie-t-elle débranler peu à peu lordre établi de Dilys en
rongeant ses fondations? La laine rugueuse de la veste de Victor lui brûle les genoux.
Elle déboutonne son chemisier mais il nose pas toucher sa peau. Victor est
terrifié par Honora. Il est terrifié par Dilys. Il ne fait que regarder ses seins nus,
son nombril, la courbe de ses hanches révélée par le chemisier ouvert. Ses mains, comme
si elles étaient mortes, reposent sur les bras de la chaise. Il fait penser à un petit
chien craintif, se dit Honora avec dégoût. Il émet un faible gémissement empreint
dimpuissance et de gratitude, la suppliant de ne pas sarrêter, daller
jusquau bout.
Quelle loque pitoyable, pense Honora, une coquille
vide frémissante, creusée par Dilys, réduite en poudre par son caractère, par la force
pure de sa volonté. Mais ne sont-ils pas tous deux victimes dun préjudice? Ne
sont-ils pas, ensemble, Honora et Victor, les épaves laissées derrières les ambitions
de Dilys? Ce que je suis en train de faire, se dit Honora, nuira à Victor, nuira à
Dilys, tôt ou tard. Ça me suffit. Ce nest pas la puissance quelle recherche.
Non, lidée de puissance lennuie. Ce qui lintéresse plutôt, ce sont
les mensonges et les secrets, les serments transgressés, les tabous, les péchés, les
trahisons, la luxure, le préjudice, les plaisirs défendus : ce quelle
conçoit comme la véritable toile de fond de la vie, le sombre tissu du désir, les actes
personnels entrelacés, tramés comme des dessous excitants portés à même la peau, ce
qui rend supportable la façade ordinaire, lhabillement de tous les jours.
Après, Honora se dirige vers la porte du bureau.
Victor a remis sa chemise dans son pantalon, redressé sa cravate, épongé la sueur sur
son crâne. À quatre pattes sur le sol, il ramasse les factures éparses.
Est-ce quon devrait le dire à Dilys?
lui demande Honora.
Seigneur, non! lance-t-il, rouge de frayeur.
Ça pourrait lintéresser. Elle serait
peut-être soulagée dapprendre que ça sest enfin produit. Une autre chose
quelle pourrait rayer de son agenda. Il y a longtemps quelle tente de nous
pousser ensemble, non? Cest elle qui la voulu.
Si Honora révélait cet événement à Dilys,
cest Victor qui serait accusé. Honora et Victor le savent tous les deux. Dilys
serait plus encline à punir Victor quHonora. La voix du sang est la plus forte.
Pour lamour du ciel, Honora, ne lui dis
pas! Mon Dieu!
III
Dilys sest absentée plus longtemps que la
matinée. Elle ne revient pas avant deux heures, les cheveux en bataille et le visage
rougi par le vent. Elle sapproche dHonora avant même denlever son
manteau.
Jai vu Rachel, dit-elle à bout de
souffle. En revenant du village, il a fallu que jaille à la quincaillerie,
jai donc pris Louisa Street, la rue de la clinique Holmes. Honora, je suis passée
devant et elle était là devant la fichue fenêtre, à létreindre au vu et au su
de tout le monde. Mais quest-ce qui lui prend bon Dieu?
Elle est jeune.
Elle a plus de vingt ans. Elle devrait agir de
manière plus responsable.
Dilys est mal placée pour parler de responsabilité
chez les enfants des autres, songe Honora. La fille de Dilys, Euphemia, vit dans une sorte
de communauté en Alberta, une sorte de colonie religieuse de détraqués. Elle a eu trois
bébés, de trois pères différents vivant dans la communauté. Elle nest pas même
certaine de savoir qui sont les pères. Les adeptes de cette communauté, hommes et
femmes, sont tous plus ou moins pareils, ils ressemblent à des acolytes asexués, avec
leurs grandes robes dindienne flottantes, leurs longs cheveux emmêlés, leurs
membres non lavés, leurs colliers de perles, leurs sandales en cuir épais. Il y a
apparemment des drogues dans cette communauté, de la nudité, de lencens, des
transes, des chants et des rituels qui se déroulent à la lueur de bougies ou de la
pleine lune. Il y a peut-être même des armes à feu. Dilys sest rendue jusque
là-bas en avion un jour, espérant faire entendre raison à Euphemia et la ramener à la
maison. Elle est revenue choquée, complètement dégoûtée. La communauté, selon sa
description, était pleine denfants sales qui louchaient. Aujourdhui, elle ne
parle plus dEuphemia. Comme si elle navait jamais eu de fille.
Ça devient trop évident, commente Dilys à
propos du comportement de Rachel. Franklin Bay est une toute petite communauté. Les gens
sont conservateurs, ils jasent. Si ça se sait, le scandale va éclater dans tout le
village.
Eh bien quil éclate.
Ça pourrait nuire à lhôtel.
Les habitants de Franklin Bay ne logent pas à
lhôtel.
Mais ils parleraient. Ils trouveraient des
moyens de simmiscer dans tout ça, de tout détruire.
Je men irais alors, si on prouvait ma
responsabilité.
Mais ce nest pas la question!
IV
Honora traverse à pied le village pour rentrer
chez elle dans la lumière voilée de laprès-midi. Lautomne a été doux et
pluvieux. Les dernières feuilles, qui ont finalement été arrachées des arbres, sont
plaquées sur la chaussée mouillée, comme des flammes éteintes; elles reposent dans des
mares dorées sur les pelouses avant, où lherbe, qui na pas été coupée
depuis septembre, est longue et mouillée. Cest un après-midi doux et agréable,
empreint de ce sentiment pas déplaisant de tristesse et de conclusion quapporte
lautomne. Les rues portent le parfum âcre de la mort, de la lente et régulière
désintégration de la matière, la forte odeur de pourriture des feuilles en
décomposition, des pommes qui fermentent au fond de lherbe longue, des branches
cassées par les vents violents devenues lisses et gluantes comme des serpents dans les
ravines, de la senteur pénétrante des champignons vénéneux et de la terre riche et
humide. Partout, sur les porches, les fenêtres en façade et celles des chambres à
coucher, on peut voir la bizarrerie caricaturale dHalloween : citrouilles,
sorcières, fantômes en papier de soie, autant de vaines tentatives de réveiller un
soupçon dhorreur. Sur une pelouse, une douzaine de petits squelettes se balancent
dans les branches dun pommier sauvage, jouant une comédie étrange et macabre.
Lorsque Honora rentre chez elle, Rachel est dans la
cuisine en train de manger un sandwich au fromage fondu. Honora sétonne de la
trouver là si tôt. Cest dhabitude le moment de la journée où elle va
samuser avec le Dr Holmes, une fois les patients, le thérapeute et le
comptable partis, avant lheure où il doit aller retrouver sa femme à la maison.
Honora emprunte létroit couloir menant à la
salle de bains pour aller se rafraîchir un peu, pour laisser à Rachel tout lespace
dont elle a besoin. Toutes deux gardent avec soin leurs distances; elles ont appris que
certaines régions sont inaccessibles. Il y a une fragilité, un caractère explosif dans
leur relation reliés à Ford et au fait quelles soient toutes deux ici, à Franklin
Bay. Rachel est au courant de linfidélité de Ford. Elle sait pourquoi Honora et
lui ne sont plus ensemble. Elle le comprend peut-être dun point de vue
idéologique, mais dun point de vue émotionnel, elle continue dêtre en
colère. En ce sens, elle sera toujours une enfant et accusera toujours Honora, car il est
plus facile daccuser le sexe que lon connaît que celui que lon ne
connaît pas. En bout de ligne, se dit Honora, les femmes se retourneront toujours les
unes contre les autres, comme des bêtes enragées.
Rachel est allée étudier dans une université de
Toronto et a tout abandonné au printemps de sa troisième année. Elle est venue vivre
ici avec Honora. Tout lété, elle est restée allongée à la plage et, vers la fin
août, lorsque la température a baissé, elle a trouvé un emploi comme réceptionniste
à la clinique du chiropraticien. Depuis les tout premiers jours ou presque, depuis la
fête du Travail, en septembre, elle entretient une liaison avec le Dr Holmes. Il y a
une grande cage en métal dans son bureau, à lintérieur de laire de
physiothérapie, une section de lits entourés de rideaux, doù pendent des cordes
et de robustes lanières de cuir. Elles servent habituellement à soutenir les membres
blessés, les hanches cassées et les bras fracturés qui requièrent traction et
thérapie. Rachel a décrit à Honora comment le Dr Holmes lenferme dans cette
cage, la ligote, lentrave, la fouette, la fesse, la tord en tous sens jusquà
ce quelle jouisse. Honora est à la fois fascinée et dégoûtée par ces histoires,
et aussi légèrement incrédule. Elle a un peu de mal à simaginer le
Dr Holmes, timide, introverti et maigre, avec son visage impassible, son air
conventionnel et sérieux, et ses cheveux gris coupés à la militaire, comme une sorte de
maître de manège tenant un fouet, comme un cruel garde forestier dans un zoo. Cependant,
elle arrive à croire les histoires de Rachel car elle a appris que les gens sont
habituellement lopposé de ce quils laissent paraître.
Cest un malade. Ce quil te fait
est malade.
Ce que vous faites Dennis et toi est malade.
Quest-ce que tu en sais?
De mon lit quand je suis couchée, maman, tu
crois que je nentends rien?
Rachel dit à Honora quelle va retrouver le
Dr Holmes à son bureau après la tombée de la nuit. Sa femme sera occupée à la
maison à recevoir les enfants du village qui frapperont à la porte pour demander des
friandises dHalloween. Le Dr Holmes lui a dit quil allait à une réunion
professionnelle à Goderich.
Elle est assez idiote pour croire ça, fait
Rachel dun ton suffisant.
Rachel, je ne crois pas que Mme Holmes soit
idiote, cest une femme daffaires qui a réussi.
Rachel pousse depuis un moment le Dr Holmes à
sengager. Elle veut quil se débarrasse de Mme Holmes, elle veut vivre
parmi les antiquités dans la maison de brique et de grès, au sommet de la falaise, la
maison de deux cents ans et son vaste terrain maintenant recouvert de feuilles de chêne
tombées, comme autant de petits copeaux de cuivre sous le soleil, avec sa beurrerie
reconvertie où le Dr Holmes gare sa Mercedes, où le vent souffle en permanence et le
lac, beaucoup plus bas, se gonfle et saffaisse comme un géant endormi.
Mais tu ne te rends donc pas compte que la
maison appartient à Mme Holmes, dit Honora, elle doit avoir de largent qui lui
vient de sa famille.
Peter a une entreprise florissante, réplique
Rachel. Il a des clients qui viennent de partout dans le pays.
On ne devient pas riche, en tout cas pas riche
comme ça, en faisant craquer le dos des gens. Et il ne voudra pas abandonner sa Mercedes.
Sa femme na quà déménager. Elle
peut retourner à Toronto.
Rachel, mais comment veux-tu que ça se
produise? Elle a le magasin dantiquités. Lui, il a son commerce. Leur vie est ici.
On nenvoie pas tout promener du jour au lendemain. Aucun des deux ne voudra partir,
et dans un petit village comme ici, ils se verraient tous les jours. Toi, tu la
verrais.
Je men fous.
Ne pousse pas les choses, Rachel, dans ce
genre de situation, tout risque de téclater au visage.
Je refuse dêtre comme toi. Je ne me
contenterai pas daussi peu. Je veux une vie plus heureuse que la tienne.
V
Après le départ de Rachel, le téléphone sonne. Cest Dennis.
Viens me retrouver à la plage dans une
demi-heure, dit-il.
Pourquoi pas chez moi? demande Honora.
Trop prévisible.
On aurait toute la place pour nous. Rachel
vient de sortir.
Pour aller baiser le bon docteur
Il va faire froid à la plage.
On allumera un feu. Mais même sans feu tu
nauras pas froid. Je vais te faire des choses que tu noublieras jamais.
Dans un petit cul-de-sac aux maisons éparses, Honora
emprunte un escalier raide en bois qui mène à la plage, au bas de la falaise. Elle pose
le pied sur le sable. Son cur bat vite avant même quelle naperçoive
Dennis, qui surgit promptement de derrière un buisson.
Je tai fait peur? demande-t-il avec un
large sourire rempli despoir.
Dennis a déclaré à Honora quil était
amoureux delle, quil voulait lépouser, mais elle sest contentée
de rire de lui.
Tu ne me conviens pas du tout avait-elle dû
lui expliquer à de multiples reprises.
Elle lavait rencontré un an auparavant,
lorsquil avait mis son bateau à quai à Franklin Bay et commencé à faire de
petits travaux dentretien et de réparation sur les bateaux, en bas à la marina.
Lorsquil sapproche dHonora, il exhale une odeur de lac poissonneux,
dessence de moteur hors-bord, de lourde peinture à lhuile, et ces odeurs
lexcitent. De même pour son manque dinstruction, son caractère
irrévérencieux, sa force physique, son visage tanné, prématurément marqué par les
rides. Au cours de sa brève existence, il a consommé de grandes quantités
dalcool, pris beaucoup de cocaïne. Il a eu la gonorrhée.
Maintenant, il entraîne Honora sur le sable ferme,
compressé par les pluies de la semaine. Il savère que Dennis est trop excité pour
sarrêter et rassembler le matériel nécessaire au feu, bien que la rive soit
jonchée de branches transportées par les orages. Sa bouche sest posée sur le cou
dHonora, ses mains lui palpent tout le corps, descendant sur ses seins, ses hanches,
tirant sur son trench-coat pour lenlever, remontant sa jupe dun coup sec,
arrachant violemment son collant, ses sous-vêtements, sans crainte de les déchirer.
Cest ce quHonora veut de lui : démence, violence, préjudice. Il la
pousse sur le sable, rampant sur son corps tel un chat sauvage. Elle fait mine de vouloir
le repousser. Il empoigne dune main sa longue chevelure et la tire douloureusement
vers larrière. Il sagenouille sur un de ses poignets, lenfonçant dans
le sable, saisit lautre et lui tord le bras derrière le dos. Son pantalon est
maintenant baissé et il la pénétrée en poussant et grognant. Maintenant Honora
se donne à lui entièrement, abandonne tout, sent la partie inférieure de son corps
gonflée de désir, denvie, daspiration. Un afflux dexcitation irradie
tout son corps, comme si le lac entier, dont on peut entendre le clapotis, avait envahi
ses reins et montait. Finalement, Dennis saffaisse sur elle, la tête contre le
sable.
Pendant quelques instants, Honora reste allongée
silencieusement, le regard dirigé vers le ciel étoilé, pensant : Le sexe est-il
autre chose que de lautodestruction? Cest ce que nous voulons tous, non, nous
anéantir? En étant subsumé par son partenaire, on devient non pas plus mais moins, on
entre dans un vide obscur, comme Alice qui tombe dans le trou.
Trois quarts dheure plus tard, Honora et Dennis
quittent la plage pour remonter au village, lorsquils aperçoivent le faisceau
dune puissante lampe de poche au haut de lescalier. Le jet de lumière dessine
un cercle, puis sillonne les marches une à une. Ils entendent des bruits de pas pressés
qui descendent dans leur direction. Honora se laisse tomber sur un banc construit à même
lescalier, à mi-chemin de la montée. Un policier sarrête devant elle. Un
autre le suit de près. La lampe de poche léblouit. Elle se protège les yeux. Elle
pense à lallure quelle doit avoir. Ses cheveux sont mêlés avec du sable,
son manteau mouillé et sali. Le policier se demande sûrement ce quils faisaient en
bas tous les deux. Il le sait, forcément. Dès quelle avait vu la lueur de la lampe
de poche et entendu les lourdes bottes dans lescalier, elle avait su.
Êtes-vous Honora Gilchrist? lui demande le
policier.
Il nest pas de Franklin Bay. Il ny a pas
de police ici, il ny a pas de criminalité.
Cest à propos de votre fille. Jai
le regret de devoir vous annoncer quelle est morte. Ça a tout lair dun
meurtre.
VI
Je lai vu acheter le revolver, fait Dilys,
le jour dHalloween. Cest lorsque je suis allée chez limprimeur à
Goderich. Tu sais cet armurier sur la Vingt et unième, juste avant la sortie Clinton?
Bien sûr je nai pas vu le revolver, mais lui, il est sorti du magasin avec
une boîte sous le bras. Cest sûrement le jour où il la acheté. Je
nai pas voulu te le dire.
Oui tu las voulu, songe Honora. Assise au
bureau de la réception, elle fourre des dépliants dans des enveloppes. Il y a une
semaine que le meurtre a eu lieu. Ce matin, lorsque Honora marchait vers le travail, les
premiers flocons de neige de la saison, purs et délicats, ont commencé à tomber. Ils
descendaient doucement, un à un, comme les flocons de neige pittoresques, décoratifs et
quelque peu irréels des gravures japonaises. Honora est entrée à lhôtel les
cheveux recouverts dun fin voile blanc.
Honora, tu ne te rends donc pas compte?
Jaurais pu empêcher le meurtre.
Mais il ne sest pas servi de son arme.
Pour elle il ne sen est pas servi. Il y est allé à mains nues.
Mais si javais prévenu la police, il se
serait fait arrêter à ce moment-là, sur les lieux.
On narrête pas quelquun pour
lachat dun revolver. Il avait un permis.
Honora connaît tous les détails. Elle en sait
maintenant plus sur Peter Holmes quelle aurait jamais voulu en savoir. Peut-être
même quelle en sait davantage sur lui que sur Rachel, sa propre fille. On en a
parlé dans tous les journaux pendant une semaine, article après article. On aurait dit
que le meurtre faisait suite à une pénurie de sensations fortes et de faits sanglants
dans la région. Lorsque cest arrivé, les gens ont voulu sy accrocher aussi
longtemps que possible. Le jour de son retour au travail, Honora sest assise à la
réception et a trouvé un journal que Dilys avait placé là subrepticement, présentant
un grand article sur le meurtre.
Oh, Honora, avait par la suite lancé Dilys ce
premier matin, feignant la surprise, la sollicitude, tu nes pas en train de lire
ça? Comment ce journal est-il arrivé jusque-là? Donne-le moi. Tu ne devrais pas
regarder ce genre de chose.
Selon Honora, Dilys aime à penser quelle
aurait pu empêcher le meurtre. Cela lui confère une sorte de supériorité par rapport
à Honora de le croire, une emprise sur sa destinée. En fait, Dilys a appris le meurtre
de Rachel avant Honora. La police, quon avait appelée pour inspecter la clinique du
Dr Holmes après quun voisin eut signalé la détonation dun coup de feu,
sest ensuite rendue à lhôtel de Dilys pour se renseigner, puisque celui-ci
était le seul établissement ouvert le soir dHalloween. Dilys a envoyé la police
chercher Honora et Dennis du côté de la plage. Honora se demande si Dilys est contente
de la publicité récoltée grâce au meurtre car, après tout, il nest pas
impossible que des touristes aux goûts morbides des hôtes potentiels
soient maintenant attirés à Franklin Bay.
VII
La mère dHonora est venue à
lenterrement. Dilys est allée à Toronto spécialement pour la chercher.
Je me suis sentie obligée de le faire, a
expliqué Dilys. Elle a appelé et me la demandé. Quest-ce que je pouvais
dire?
Tu las amenée parce que tu as voulu me
déstabiliser, pense Honora.
À lenterrement, Dilys et la mère
dHonora se sont assises côte à côte, sur un banc à larrière de
léglise. La mère dHonora avait lair aigri. Elle avait ressorti sa
vieille cape en vison, dont le collet portait toujours cette tête de vison desséchée à
lair mauvais, qui fixait son visage.
Lodeur dantimite, je ne te raconte
pas! Jai cru que jallais tomber dans les pommes, confia plus tard Dilys à
Honora, qui, à son étonnement, ressentit alors un étrange pincement au cur pour
sa mère.
Tu nest donc pas en colère? lui demande
Dilys le jour de la première neige. Ce meurtre ne fait donc pas monter ta colère? Tu
nas pas le courage dêtre en colère? Cétait ta fille, ta chair et ton
sang.
Je sais ce que cest quune fille,
dit Honora, pensant que Dilys, dun certain côté, est contente de la mort de Rachel
car elle laisse Honora sans enfant, plus ou moins comme Dilys elle-même, qui compte
aujourdhui Euphemia pour morte. Elle peut tolérer toutes les autres trahisons de
Dilys, la domination, la duplicité, mais ça elle ne peut laccepter.
Je sais ce que cest quune fille,
répète-t-elle. Quand Rachel était en vie, elle maimait. Tu ne peux pas en dire
autant dEuphemia.
Dilys séloigne, vexée. Honora sait quil
y aura maintenant des conséquences, comme il y en a eu pour les disputes et les querelles
passées entre elles. Une longue période de froideur entre Honora et Dilys
sensuivra. Elles se croiseront dans les étroits couloirs de lhôtel,
regardant chacune de son côté. Elles se parleront uniquement pour des raisons pratiques.
Pendant un certain temps, Honora ne sen souciera pas. Elle acceptera volontiers le
silence inhabituel, lasse du caquetage incessant de Dilys. Honora attendra le bon moment.
Elle ne cédera pas. Cest une personne qui ne demande jamais pardon. Oh,
évidemment, elle a commis des erreurs dans sa vie, mais elles faisaient partie de sa
personne et il ne faut pas compter sur elle pour les admettre. Un jour, Honora et Dilys
recommenceront à se parler, parce quil en va ainsi dans les familles. Ça
naura rien à voir avec de lindulgence ou de lamour. Honora parlera à
Dilys parce que celle-ci lui aura parlé. Ou linverse. Personne ne gardera à
lesprit ces différends, personne ne cherchera à se les rappeler.
Maintenant, Honora regarde les boutiques fermées de
lautre côté de la rue. La couche de neige qui sest installée semble les
avoir adoucies, éloignées. Elle se demande si cette neige vierge la tuera, si elle la
détruira avec sa douceur, si le moelleux hiver qui se prépare, trop tendre après la
mort de Rachel, aura définitivement raison delle.
Dehors dans la rue, la femme du chiropraticien,
Gillian Holmes, se dirige à pied vers sa boutique. Elle continue de tenir son commerce,
tout comme avant. Quelques jours auparavant, elle a arrêté Honora dans la rue,
lair gai dans son joli tailleur rouge et ses escarpins noirs vernis, les reflets
dorés de ses cheveux avivés par le soleil.
Je suis sincèrement désolée pour votre
fille, dit-elle, surprenant Honora.
Mais vous êtes au courant quelle
?
Quelle avait une liaison avec Peter? Oh,
oui. Je lai su dès le début. Mais il était inutile dessayer dy mettre
fin. Voyez-vous, mon mari était un homme profondément dérangé. Un homme violent. Il a
suivi des traitements à plusieurs reprises. Cest une bien triste histoire.
Dennis navait pas voulu quHonora se rende
sur les lieux du crime. Elle avait demandé à la police de ly conduire et il
lavait suivie, tentant de len dissuader. Devant le bureau du chiropraticien,
il lui avait saisi le bras.
Honora, ny va pas. Crois-en ce
quils ten disent, avait-il imploré, mais elle secoua son bras avec
irritation.
Je dois le faire, avait-elle répondu. Je dois
le voir de mes propres yeux. Laisse-moi tranquille. Lâche-moi!
Et elle se dirigea vers lentrée.
Espèce de salope, fit Dennis lorsquelle
eut tourné le dos.
Dans le bureau du Dr Holmes, Honora aperçut
Rachel pendue tête première comme une carcasse dans la cage de métal, maintenue en
place par des courroies de cuir, vêtue uniquement de sous-vêtements noirs. Son cou
était cassé mais son corps ne portait aucune marque. Après lavoir tuée, le
Dr Holmes sétait allongé sur la table du patient à ses côtés et
sétait tiré une balle dans la tête. Tout semblait soigneusement préparé et
adroitement exécuté, à lexception bien sûr du sang du docteur qui avait giclé
partout sur les murs et les rideaux.
Au cours des quelques jours de congé quHonora
prit à la suite du meurtre, Dennis se rendit chez elle plusieurs fois, mais comme elle
refusait de lui répondre, il commença à lui laisser de petits mots.
Chère Honora,
Ça voulait rien dir du tout quand je
tai dit ça. Cest juste venu comme ça. Ça reflette pas du tout les
sentimants que jai pour toi en temps que femme et en temps que personne
Chère Honora,
Maintenant que jy pense, peut être bien
quen fait cest ce que jai voulu dir quand je tai traitée de
salope, parce que tas toujours été une sacré baiseuse et ya pas beaucoup de
femmes de ton âge qui baisent comme toi. Taurais du le prendre comme un complimant.
Ce que je viens décrire, sest juste pour rigoler, une petite touche
dhumour, parce que je suis sur que ten a bien besoin en ce moment
Chère Honora,
Jétais un peu sous leffet de la coke ce
soir là à la plage. Je te lai pas dis parce que jen avais pas assez pour
nous deux. Cétait un petit cadeau quun gars ma donné pour un service
que je lui ai rendu. Ça fait que jai une excuse pour se que je tai dit.
Pourais tu prendre ça en considération?
Chère Honora,
Je taime.
VIII
Honora ne croit pas que lamour existe
vraiment. Peter Holmes navait-il pas dit à Rachel quil laimait? Et il
la tuée. Quelle était donc, alors, la différence entre lamour et la haine?
Honora songe à son père. Même son amour pour sa femme était, en fin de compte, quelque
chose dautre, non? Des négociations. De la manipulation. Des rapports de force. De
linterdépendance. Rachel avait-elle aimé Honora? Honora avait-elle jamais montré
à Rachel comment aimer? Elle nen a pas souvenance.
Honora apprit que Dennis avait quitté Franklin Bay.
Cest Dilys qui lui annonça. Tout ne parvenait-il pas aux oreilles de Dilys? Bien
entendu, celle-ci était secrètement satisfaite du départ de Dennis. Elle naurait
plus à avoir la crainte, en marchant le long du quai par une douce soirée, de passer
près du bateau de Dennis, sachant quà lintérieur Honora se mouvait avec
délices sur le manche glissant dune cuiller en bois dérable.
Honora est assise à sa table de cuisine après le
travail. Limage de Rachel suspendue par les pieds dans la cage surgit à son esprit
et elle se sent étouffée par la douleur, par la futilité et linutilité de ce qui
lentoure. Elle peut encore voir les yeux de Rachel, figés au moment de sa mort, si
grand ouverts et intenses, la fixant, fixant le policier avec cette irrésistible
expression de quoi exactement? Détonnement? Dhorreur? De peur? De
regret? Non rien de tout cela. Daccusation.
Elle va à sa chambre, sort des valises et
commence à y empiler ses vêtements.
Elle nest pas certaine de savoir en quoi elle a
négligé Rachel, mais elle sait quelle la négligée. Dune certaine
manière, elle est responsable de sa mort. Elle ne lui a pas donné lexemple. Elle
ne lui a pas montré à être heureuse. Elle ne lui a pas présenté dautre solution
que cette vie avec Peter Holmes. Peut-être naurait-elle jamais dû quitter Ford.
Elle aurait dû rester avec lui, comme son père était resté avec sa mère, et ça
aurait pu sauver la vie de Rachel.
Honora nettoie les tiroirs de sa commode. Où
ira-t-elle maintenant? Les paroles de son père lui reviennent à lesprit. « Honora, lui avait-il dit, la vie c'est comme les mathématiques. Toutes les fois qu'on fait une erreur, qu'on voit que la solution
n'est pas la bonne, il faut recommencer à partir du début. » Honora retournera maintenant à Toronto. Elle repartira à
zéro. Elle essayera une fois de plus de se faire aimer de sa mère.
Pendant quelle termine de faire ses bagages,
Honora se console avec cette pensée : peut-être que Rachel laimait après
tout. Peut-être que cette expression sur son visage, à sa mort, était en fait un
message adressé directement à elle, un généreux cadeau de départ. Prends garde,
maman, prends garde. Le danger dautodestruction qui te guette est plus près que tu
ne le crois.
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