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LA VUE QU’ON A D’ICI
Dorothy Speak


I

À neuf heures du matin, Dilys se dirige vers Honora, une liasse de factures à la main.
       – Victor se demandait si tu pourrais classer ça pour lui, dit-elle.
       Honora, assise à la réception de l’hôtel, lit le journal. Son travail consiste à répondre au téléphone, enregistrer les nouveaux arrivants, veiller à ce que les chambres soient libérées à l’heure, répondre aux questions des clients et régler les petits problèmes domestiques qui surviennent de temps à autre. Ces jours-ci, cependant, le téléphone sonne rarement, peu de gens circulent dans les chambres et dans les escaliers, car c’est la fin octobre. En fait, c’est Halloween. La saison touristique tire à sa fin, mais à Noël il y aura un nouveau sursaut d’activité : des gens fuyant la ville, Toronto surtout, pour passer les fêtes ici, où tout n’est pas commerce, où le climat est tempéré, et où ils peuvent marcher le long de petites rues et descendre vers le lac le jour de Noël pour observer l’eau gris foncé et l’étrange spectacle de la plage nappée d’une fine couche de neige, comme un cake recouvert d’un glaçage aux amandes. Déjà, l’hôtel affiche complet entre le 24 décembre et le nouvel an.
       Ce matin, le temps est gris et venteux. C’est un jour comme les aime Honora, lorsque les affaires marchent au ralenti et qu’elle peut s’asseoir avec son café dans le petit cabinet installé sous l’escalier, à mi-chemin entre la porte d’entrée et le fond du vestibule étroit et sombre. Elle feuillette des magazines empruntés au salon, écrit des lettres et fait des appels personnels. Parfois, comme si elle s’éloignait physiquement, elle s’imagine assise sous la douce aura lumineuse de la petite lampe Tiffany du comptoir, habitant une île chaude et protégée au cœur de l’hôtel obscur et silencieux.
       – Ne t’en fais pas pour les factures si tu n’as pas le temps, lui dit Dilys.
       Y a-t-il un soupçon d’ironie dans sa voix? se demande Honora. Probablement. Elle sait qu’elle ne travaille pas assez pour qu’il soit rentable de la garder à la réception, mais elle ne propose pas d’en faire plus. Elle a cinquante ans et travailler ne l’intéresse pas. Travailler ne l’a jamais intéressée, maintenant moins que jamais. De temps à autre, Honora parle de regagner la ville car elle sait que cela provoquera une crise de panique chez Dilys. Cinq ans auparavant, Dilys avait appelé Honora pour lui demander de venir de Toronto lui donner un coup de main à l’hôtel. Elle était au courant du divorce d’Honora et peut-être même avait-elle été heureuse qu’Honora ait été ainsi libérée pour venir à Franklin Bay. Honora et Dilys sont cousines. Elles ont grandi ensemble dans le même quartier aisé de Toronto entourées de maison en pierres, de vastes propriétés, d’arbustes taillés et de clôtures en fer. Elles étaient des douzaines de cousines dans ce quartier, toutes inscrites à l’école privée, vêtues d’uniformes, gâtées et irascibles, mais c’est sur Honora que Dilys avait jeté son dévolu.
       – Je ne supporte pas de rester seule ici avec Victor, avait avoué Dilys en tentant de persuader Honora de venir travailler pour elle. Je l’aime, mais il m’ennuie à mourir. Il n’a aucun sens de l’humour, aucun esprit. C’est une taupe. J’ai besoin de toi, avait-elle dit à Honora. Nous sommes comme des sœurs.
       Dilys vit avec Victor parce qu’elle juge important d’être mariée à ce moment de sa vie; il lui faut ça pour se sentir complète. Des années plus tôt, elle avait mené une vie extravagante avec son premier mari, réalisateur de documentaires sur des artistes, compositeurs et danseurs. Elle avait investi une bonne partie de son héritage dans ces projets et avait perdu de l’argent. Pendant que Dilys rencontrait des banquiers, s’efforçant de maintenir à flot l’entreprise cinématographique, son mari effectuait des recherches approfondies sur la personne d’une jeune ballerine. Dilys les surprit au lit ensemble. Après leur séparation, elle parvint à récupérer suffisamment d’argent pour acheter ce petit hôtel du XIXe siècle. Elle vint s’installer ici, à Franklin Bay, petit village de moins de mille habitants, pour se remettre de ses blessures. Dans son entourage, personne ne fut surpris de cette décision. Dilys est une personne aux subites volte-face.
       À l’extérieur, sur le long porche à deux niveaux, avec ses rampes à pilastres et ses consoles à fioritures, les balles de foin, les gerbes de blé et les guirlandes de vigne s’agitent au vent. Demain, lorsque Halloween sera passée, Dilys les fera enlever, ainsi que les citrouilles qu’elle a elle-même savamment découpées en dentelle. Bientôt, on la verra à l’œuvre au bureau d’un des confortables salons, à un bout du hall central, en train de concevoir les décorations de Noël intérieures et extérieures, pour l’hôtel : il y aura de grands arcs en velours, des guirlandes touffues, des couronnes de pommes de pin et, partout, des constellations de lumières blanches.
       Alors que Victor est doué d’un bon sens des affaires et se rend utile en tenant les comptes à jour, c’est Dilys qui a le style et le flair pour créer les décors théâtraux, l’ambiance qui font l’attrait de l’hôtel. C’est elle qui a pensé aux fauteuils à oreilles en velours dans les salles d’attente, aux chanterelles en bois et aux faisans sculptés, aux cheminées à gaz, aux somptueux parquets, aux bottes de neige, aux gravures Currier & Ives, aux miroirs à dorures, aux assiettes de collection décorées de paysages et aux lampes fabriquées à partir d’anciennes pompes à eau. Dans les chambres, il n’y a pas le téléphone, les murs sont de couleur pin ou brique et les lits, hauts et moelleux, sont recouverts des courtepointes blanches. De l’endroit émane une simplicité qui, selon Honora, projette une qualité calculée, intentionnelle, destinée à reproduire le cliché de la vraie vie de campagne qu’ont les gens des grandes villes. Pour combler ses besoins d’authenticité, Honora est plutôt portée sur les hôtels miteux le long d’autoroutes désertes, les matelas défoncés et les baignoires entourées de moisissure.
       L’hôtel rapporte chaque année plus d’argent. À l’exception d’Honora, Dilys sait tirer bon profit de son personnel. C’est davantage à force de cris, d’invectives et de brusqueries qu’elle parvient à ses fins plutôt que par son habileté à diriger les autres. Douée pour les relations publiques, elle a su persuader des gens notables, des acteurs shakespeariens, des chanteurs d’opéra, des personnalités de la radio et de la télévision de venir célébrer leurs noces à son hôtel tout en assurant la couverture de l’événement par les journaux de Toronto. L’hôtel a obtenu des critiques élogieuses dans tous les magazines clés du milieu. Dilys est venue s’installer ici, songe Honora, parce qu’elle voulait avoir son propre village. Et il faut bien l’avouer, c’est grâce à l’hôtel qu’on sait maintenant situer Franklin Bay sur la carte. Dilys a ouvert la voie, puis d’autres entrepreneurs ont suivi en ouvrant un café, des gîtes ici et là, un pub anglais, des boutiques exposant des t-shirts de designers, de l’art autochtone, des bijoux en argent, des produits en étain, des lainages anglais, des vitraux. Les gens se sont mis à s’installer ici à leur retraite, pour la douceur du climat, les boutiques au charme vieillot de la rue York, avec leurs clôtures en lattis, leur bardage à clin et leurs fenêtres géorgiennes.
       Dilys est accoudée au comptoir. Tout dans son apparence – le rouge à lèvres aubergine, la lourde poudre couleur biscuit qui recouvre son visage, les montures de lunettes incrustées de pierres du Rhin, les cheveux rouge bourgogne – vise à choquer. Elle se considère comme une œuvre d’art, mais le résultat est peu agréable, il est bizarre, se rapproche, en fait… d’un déguisement d’Halloween. Elle est petite et massive et marche un peu comme un canard. Ses pieds capricieux l’obligent à porter des talons plats. Dans les pointes de ses seins, la circonférence de ses biceps, la largeur de ses mains, la manière dont elle se tient, jambes écartées solidement ancrées au sol comme un boxeur poids lourd, il y a quelque chose de solide, de menaçant. Dilys ne se laisse pas marcher sur les pieds. C’est une femme qu’il ne faut pas sous-estimer.
       – Victor et moi nous sommes allés au quai hier soir, dit-elle sur un ton qui en dit long.
       – Ah bon? répond Honora sans intérêt.
       – Nous sommes passés devant le bateau de ton ami.
       – Ah?
       – Le bateau se balançait dans tous les sens, Honora, continue Dilys d’un ton un peu incrédule, légèrement essoufflée. C’était tellement évident. Les gens savaient ce que c’était. Ces rideaux qu’il a mis ne sont pas complètement opaques. On pouvait distinguer les formes. On pouvait voir les silhouettes bouger. Il nous a même semblé entendre des gémissements.
       – Nous sommes deux adultes consentants. Nous faisions ça sur une propriété privée.
       – Mais Honora, sur le quai!
       – Personne n’était forcé de s’arrêter et de regarder. Ni d’écouter.
       Dilys soupire avec résignation, peut-être même avec indifférence.
       – C’est comment avec un homme plus jeune que toi? demande-t-elle, les traits tirés par une envie à peine déguisée.
       – Ambigu. Comme l’inceste, le fruit défendu.
       – Je pensais que d’habitude vous faisiez ça chez toi. Pourquoi dans le bateau cette fois?
       – La diversité donne du piquant à la vie.
       – Ça n’a pas dû être facile dans le bateau, avec si peu d’espace. Je suppose qu’il y a une sorte de lit, je suppose que vous faites ça sur le lit.
       – Jamais! Beaucoup trop banal et confortable.
       – Où ça alors?
       – Parfois, il me pose sur la table de la cuisine. Il m’attache les mains derrière le dos au robinet de l’évier. Il me lie les chevilles aux poignées d’armoires. Il me bâillonne. Il me bande les yeux. Il commence avec les premiers instruments qui lui tombent sous la main, des poignées en bois lisses et épaisses, des bouteilles de bière vides, une poire à jus… il me pénètre et m’allume jusqu’à ce que je sois au bord de la folie. Honora en rajoute maintenant car elle sait ce que Dilys veut entendre, ce dont elle a besoin.
       – Et le balancement, le balancement du bateau. De quoi rendre fou. Tout s’accélère avec le mouvement. C’est comme rouler sur des montagnes russes sans vêtements. C’est comme se tenir nue sur un magnifique coursier qui galope lentement. Dilys, tu ne peux pas t’imaginer.
       Dilys se pince les lèvres pour rester maîtresse d’elle-même, attrape son manteau, son sac à main et ses clés. Ce matin, elle doit se rendre jusqu’au lac, à Goderich, où elle fait imprimer une brochure mise à jour annonçant les tarifs de l’été prochain et les nouveaux menus de la salle à manger de l’hôtel.
       – Victor n’est pas dans son assiette aujourd’hui, confie-t-elle à Honora. Il est plus déprimé que d’habitude. Il a besoin de se faire requinquer un peu. Si tu en as l’occasion monte quelques instants le conforter.
       – Je ne sais pas si j’aurai le temps. J’ai ces factures à classer.
       – Oh, oublie les factures. Ce sera sûrement calme à la réception aujourd’hui. Prends un moment ou deux. Je serai partie toute la matinée.
       Honora sait de quoi parle Dilys. Ne pousse-t-elle pas toujours Honora et Victor ensemble? Ne les met-elle pas dans des situations où il est facile de se laisser aller à des espiègleries, de faire des compromis? Elle teste sans cesse Honora. Elle teste Victor. Les placer dans de tels scénarios doit lui procurer un sentiment de puissance. À la fois, elle est certaine qu’Honora ne profitera pas de tels moments. Elle compte sur sa loyauté, sur son amitié.
       Le bureau de Victor se trouve au deuxième étage de l’hôtel. Parfois, sa porte est fermée à clé toute la journée. Dilys et Honora pensent qu’il se masturbe là-haut. Dilys se fiche bien de ce qu’il peut se faire dans son intimité. C’est son affaire, dit-elle. Elle trouve les besoins sexuels de Victor enfantins et pitoyables. Elle lui a déclaré qu’elle ne le toucherait plus. Honora le sait parce que Dilys lui raconte tout. Elle parle de Victor comme s’il était un enfant et elle la mère confiant ses problèmes à une autre mère. Elle parle de lui avec la même candeur insouciante et le même orgueil blessé qu’Honora lorsqu’elle parle de sa fille Rachel, qui est récemment venue retrouver Honora jusqu’à Franklin Bay. Honora et Dilys se sont dit trop de choses dans leur vie, tellement de choses qu’elles ne pourraient jamais se permettre de mettre fin à leur amitié. Ce serait dangereux, compromettant. Il y a beaucoup trop en jeu.

II

       Une fois Dilys partie, Honora décroche le téléphone et compose un numéro à Toronto. Dilys est sûrement au courant de ces appels interurbains qu’Honora fait depuis l’hôtel, mais elle n’en parle jamais.
       – Bonjour maman.
       – Qui est-ce, demande une voix toute petite, hostile.
       – C’est Honora.
       – Tu ne m’appelles jamais.
       – Je t’appelle maintenant. Je t’ai appelée la semaine dernière.
       En parlant, Honora se représente les rues paisibles bordées d’arbres, les entrées circulaires, les courts de tennis du quartier où elle a grandi, où sa mère vit toujours. Il lui reste encore un bon petit magot, mais elle lésine lorsqu’il s’agit d’en faire profiter Honora. Pour lui soutirer quoi que ce soit, Honora doit payer en quelque sorte, elle doit faire ces appels téléphoniques, endurer les injures.
       – Je souffre de partout et tout le monde s’en moque, lance sa mère d’un ton irrité.
       – Tu devrais quitter ton lit à l’occasion.
       – C’est douillet sous les couvertures. Il pleut ici.
       – Tu devrais être debout en train de marcher. Tu prends trop de pilules.
       – J’aime mes pilules. J’aime leurs couleurs. J’ai toutes les couleurs de l’arc-en-ciel.
       – Mais maman, tu n’as pas besoin de tous ces médicaments. Tu n’est pas malade.
       La mère d’Honora a toujours été hypocondriaque. Du plus loin qu’elle puisse se souvenir, tout à la maison devait tourner autour de sa mère. Jamais dans sa vie elle n’a préparé un repas pour Honora. La bonne était là pour ça. La mère d’Honora est restée au lit à rudoyer le père d’Honora jusqu’à ce qu’il en crève. C’était un homme doux, aimable et tolérant. Il était professeur de mathématiques à l’université. En rentrant le soir après ses cours, il lui montait des bols de soupe à sa chambre, préparait pour elle des chemises de nuit propres, brossait ses longs cheveux. Il s’occupait d’elle avec la méthode, le pragmatisme et le souci du détail d’un mathématicien.
       – Et moi alors? avait demandé Honora à son père.
       – Je t’aime aussi bien sûr, lui avait-il répondu, mais Honora se disait que s’il l’avait vraiment aimée, il l’aurait emmenée loin de sa mère pour qu’elle puisse avoir une véritable enfance. À la mort de son mari, la mère d’Honora n’est pas venue à l’enterrement. « Je suis trop fatiguée », avait-elle dit de son lit. Au cimetière, Honora prit une poignée de terre. La matière était sèche, friable et stérile. Lorsqu’elle la lança sur le cercueil, presque tout s’envola au vent. Ce que tu as pu être inconscient, papa, pensa-t-elle. Tu as gaspillé ton amour.
       – J’ai vu la photo de Ford dans le journal aujourd’hui, dit la mère d’Honora. Ford, l’ex-mari d’Honora, est un avocat en droit criminel qui fait toujours parler de lui dans les journaux. Il défend de célèbres cols blancs meurtriers, souvent des hommes d’affaires, accusés de crimes nets, brillants et innovateurs.
       – C’était dans la rubrique sur la société. Il assiste aux plus grandes cérémonies publiques.
       – Ça doit t’impressionner.
       – Pourquoi a-t-il fallu que tu ailles t’installer à Franklin Bay?
       – J’aime la vue qu’on a d’ici, maman.
       – Si tu revenais à Toronto, dit la mère d’Honora, je te donnerais de l’argent.
       – Tu ne m’as jamais donné le moindre sou lorsque je vivais là-bas. Mais en fait, maman, puisque tu le mentionnes, ce serait pas de refus un petit coup de pouce en ce moment.
       – Tu ne devrais pas avoir besoin de mon argent à ton âge. Si tu n’avais pas gâché toutes tes occasions, aussi. Ton père et moi étions prêts à tout pour toi. Tu aurais pu aller à l’université. Tu avais l’intelligence pour. Tu aurais pu décrocher un diplôme en lettres, comme Dilys. Mais tu t’es barrée en Europe. Je me suis sentie trahie.
       – Maman, ça s’est passé il y a trente ans.
       – Tu ne nous a pas appelés pendant des mois.
       – Il fallait que je prenne mes distances, maman.
       – Tu vivais dans un taudis.
       – C’était un appartement. Et il n’avait rien de sordide.
       La mère d’Honora ne connaît pas la moitié de l’histoire. À vingt ans, Honora avait travaillé à Madrid pour un photographe. Du jour au lendemain, elle devint adulte. Elle essaya la marijuana et la cocaïne. Elle apprit à se masturber. Elle coucha avec le photographe et vit qu’elle ne ressentait aucune culpabilité envers sa femme Rosaria et leur petit garçon Jesus. Le photographe la payait très peu et, lorsque la faillite se fit imminente, il ne lui donna plus rien. Après un an, Honora revint au Canada parce que ses parents avaient refusé de lui envoyer davantage d’argent et qu’un jour, alors qu’elle revenait au studio avec des sandwiches et une bouteille de vin, elle trouva le photographe au sol, nu sur une cliente, leurs deux corps emmêlés dans les fils électriques et les rallonges. De retour au Canada, Honora fit chez ses parents la connaissance de Ford, étudiant en droit et fils d’un collègue universitaire de son père. Elle se maria avec lui. À l’époque c’est ce qui lui avait paru la solution la plus simple.
       – Dilys est passée me rendre visite, oh il y a deux semaines de ça, dit la mère d’Honora.
       – Je sais, je lui ai demandé de te transmettre toute mon affection.
       – C’est une nièce tellement fidèle. Elle a des idées si originales. C’est ce genre de fille que j’aurais voulu. Des gens comme Dilys, ça fait bouger les choses. Elle a parlé de toi.
       Honora se souvient des paroles de Dilys lorsqu’elle se préparait à partir.« Je glisserai un mot en ta faveur » , lui avait-elle promis.
       – Elle cherche toujours à me protéger, réplique Honora.
       –Te protéger? Ha! Mais tu ne te rends pas compte, Honora. Tu ne réalises donc pas qu’une foule de choses chez toi l’indignent. Elle dit que tu es passive et feignante.
       – Qu’est-ce que tu en sais.
       – Elle ne voulait pas le dire mais j’ai réussi à lui extirper. Nous avons eu une longue conversation intime. Elle t’a traitée de parasite. Ne lui dis pas que je te l’ai dit.
       Après avoir raccroché, Honora se mord l’intérieur de la joue jusqu’au sang. Comme Dilys et maman se ressemblent, se dit-elle pour la première fois : l’envie, la méchanceté, les reproches. Qu’a donc pu faire Honora pour que Dilys se sente menacée de la sorte? Serait-ce ses longues jambes, sa voix profonde et rocailleuse, son tempérament serein, que Dilys avait dit tant admirer? Ses tailleurs Chanel, vestiges de sa vie avec Ford? La classe qu’elle donne au bureau de la réception et dont l’hôtel avait besoin, justement, selon Dilys? Honora regarde par la fenêtre les feuilles qui voltigent dans la rue, les boutiques, du côté opposé, dont plusieurs sont déjà fermées pour la saison; la plupart ne rouvriront pas même pour Noël, leurs propriétaires sont partis en Floride ou en Australie pour l’hiver. Bientôt, Franklin Bay ressemblera à un village fantôme. Honora sent une vague de quelque chose la submerger. Tristesse? Panique? Une fois de plus, elle se voit assise au petit box de la réception, comme un oiseau dans une cage illuminée. L’espace d’un instant, elle ressent l’envie d’abattre l’hôtel, planche par planche.
       Elle entreprend de trier les factures. Ça ne représente pas tant de travail après tout – en moins d’une demi-heure tout est fini. Au début, elle a les mains qui tremblent, mais lorsqu’elle achève, les tremblements ont cessé, car elle sait ce qu’elle doit faire. Elle regroupe toutes les factures, soulève le panneau du comptoir, se glisse de l’autre côté, puis le rabat. Sans bruit, elle se dirige à l’étage en passant par le restaurant, avec son carrelage orange, ses chaises Shaker, ses serviettes de table blanches empesées, pliées comme des cygnes, ses fenêtres en forme d’éventail donnant sur la rue. Des sons distants, atténués, proviennent des cuisines, l’odeur des oignons que l’on fait frire. Les pas d’Honora s’enfoncent doucement dans l’épaisse moquette de l’escalier. Arrivée à la dernière marche, elle tourne et s’engage dans le corridor étroit et déserté. Au bout, le passage est imprégné de l’odeur saline du sauna. Elle frappe doucement à la porte de Victor, jette un regard rapide aux deux extrémités du corridor et se glisse vite à l’intérieur.
       Il est assis sur une chaise de bureau pivotante et porte son complet de tweed trois pièces habituel — c’est une sorte d’uniforme pour lui, une armure en quelque sorte, qui le protège, si c’est possible, des examens minutieux de Dilys, de son rabâchage continuel. La fenêtre laisse passer un faisceau de lumière nacrée qui descend jusque sur sa tête chauve et brillante, un peu pointue au sommet, comme un très gros œuf d’oiseau, lisse et absurde.
       – Honora? fait-il en se tournant vers elle, interloqué. Même après toutes ces années, il est encore timide, surpris en sa compagnie, peut-être parce qu’elle et Dilys ont un long passé en commun. Une bonne partie de Dilys était déjà prise avant même que Victor ne la rencontre. Il ne peut s’empêcher de se sentir comme un retardataire, un intrus, une tierce personne.
       – Je t’ai apporté quelque chose, Victor, dit Honora.
       Il tend la main pour prendre les factures.
       – Non, pas ça, lui dit-elle, et elle les laisse tomber en voltigeant sur le sol.
       Elle agrippe le dossier de sa chaise et fait pivoter Victor de sorte qu’il soit dos à la fenêtre. La pièce est chaude, elle peut sentir l’odeur de son complet défraîchi. Tendant la main vers le bas, elle desserre sa cravate.
       – Honora, mais qu’est-ce —?
       Défaisant la boucle de la ceinture de Victor, elle baisse son pantalon, son caleçon le long de ses hanches blanches, de ses genoux poilus, les laisse tomber en désordre autour de ses chevilles, sur ses souliers lacés à grosses coutures, de sorte qu’il soit incapable de se lever et de s’enfuir, même s’il le voulait. Même s’il le voulait. Honora n’est en rien étonnée de ce qu’elle a entrepris, mais elle s’applique à sa tâche avec une certaine économie, des mouvements rapides, adroits. Il est possible qu’elle ait imaginé cette scène auparavant, ou qu’elle en ait rêvé.
       Est-ce pour survivre? se demande Honora en regardant à la fenêtre par dessus la tête de Victor, pendant qu’elle va et vient sur lui, faisant glisser la chaise agréablement, de manière rythmée, sur ses roues. Ou est-ce pour détruire? Que veut-elle? Essaie-t-elle de porter un coup à l’alliance entre sa mère et Dilys? Essaie-t-elle d’ébranler peu à peu l’ordre établi de Dilys en rongeant ses fondations? La laine rugueuse de la veste de Victor lui brûle les genoux. Elle déboutonne son chemisier mais il n’ose pas toucher sa peau. Victor est terrifié par Honora. Il est terrifié par Dilys. Il ne fait que regarder ses seins nus, son nombril, la courbe de ses hanches révélée par le chemisier ouvert. Ses mains, comme si elles étaient mortes, reposent sur les bras de la chaise. Il fait penser à un petit chien craintif, se dit Honora avec dégoût. Il émet un faible gémissement empreint d’impuissance et de gratitude, la suppliant de ne pas s’arrêter, d’aller jusqu’au bout.
       Quelle loque pitoyable, pense Honora, une coquille vide frémissante, creusée par Dilys, réduite en poudre par son caractère, par la force pure de sa volonté. Mais ne sont-ils pas tous deux victimes d’un préjudice? Ne sont-ils pas, ensemble, Honora et Victor, les épaves laissées derrières les ambitions de Dilys? Ce que je suis en train de faire, se dit Honora, nuira à Victor, nuira à Dilys, tôt ou tard. Ça me suffit. Ce n’est pas la puissance qu’elle recherche. Non, l’idée de puissance l’ennuie. Ce qui l’intéresse plutôt, ce sont les mensonges et les secrets, les serments transgressés, les tabous, les péchés, les trahisons, la luxure, le préjudice, les plaisirs défendus : ce qu’elle conçoit comme la véritable toile de fond de la vie, le sombre tissu du désir, les actes personnels entrelacés, tramés comme des dessous excitants portés à même la peau, ce qui rend supportable la façade ordinaire, l’habillement de tous les jours.
       Après, Honora se dirige vers la porte du bureau. Victor a remis sa chemise dans son pantalon, redressé sa cravate, épongé la sueur sur son crâne. À quatre pattes sur le sol, il ramasse les factures éparses.
       – Est-ce qu’on devrait le dire à Dilys? lui demande Honora.
       – Seigneur, non! lance-t-il, rouge de frayeur.
       – Ça pourrait l’intéresser. Elle serait peut-être soulagée d’apprendre que ça s’est enfin produit. Une autre chose qu’elle pourrait rayer de son agenda. Il y a longtemps qu’elle tente de nous pousser ensemble, non? C’est elle qui l’a voulu.
       Si Honora révélait cet événement à Dilys, c’est Victor qui serait accusé. Honora et Victor le savent tous les deux. Dilys serait plus encline à punir Victor qu’Honora. La voix du sang est la plus forte.
       – Pour l’amour du ciel, Honora, ne lui dis pas! Mon Dieu!


III

       Dilys s’est absentée plus longtemps que la matinée. Elle ne revient pas avant deux heures, les cheveux en bataille et le visage rougi par le vent. Elle s’approche d’Honora avant même d’enlever son manteau.
       – J’ai vu Rachel, dit-elle à bout de souffle. En revenant du village, il a fallu que j’aille à la quincaillerie, j’ai donc pris Louisa Street, la rue de la clinique Holmes. Honora, je suis passée devant et elle était là devant la fichue fenêtre, à l’étreindre au vu et au su de tout le monde. Mais qu’est-ce qui lui prend bon Dieu?
       – Elle est jeune.
       – Elle a plus de vingt ans. Elle devrait agir de manière plus responsable.
       Dilys est mal placée pour parler de responsabilité chez les enfants des autres, songe Honora. La fille de Dilys, Euphemia, vit dans une sorte de communauté en Alberta, une sorte de colonie religieuse de détraqués. Elle a eu trois bébés, de trois pères différents vivant dans la communauté. Elle n’est pas même certaine de savoir qui sont les pères. Les adeptes de cette communauté, hommes et femmes, sont tous plus ou moins pareils, ils ressemblent à des acolytes asexués, avec leurs grandes robes d’indienne flottantes, leurs longs cheveux emmêlés, leurs membres non lavés, leurs colliers de perles, leurs sandales en cuir épais. Il y a apparemment des drogues dans cette communauté, de la nudité, de l’encens, des transes, des chants et des rituels qui se déroulent à la lueur de bougies ou de la pleine lune. Il y a peut-être même des armes à feu. Dilys s’est rendue jusque là-bas en avion un jour, espérant faire entendre raison à Euphemia et la ramener à la maison. Elle est revenue choquée, complètement dégoûtée. La communauté, selon sa description, était pleine d’enfants sales qui louchaient. Aujourd’hui, elle ne parle plus d’Euphemia. Comme si elle n’avait jamais eu de fille.
       – Ça devient trop évident, commente Dilys à propos du comportement de Rachel. Franklin Bay est une toute petite communauté. Les gens sont conservateurs, ils jasent. Si ça se sait, le scandale va éclater dans tout le village.
       – Eh bien qu’il éclate.
       – Ça pourrait nuire à l’hôtel.
       – Les habitants de Franklin Bay ne logent pas à l’hôtel.
       – Mais ils parleraient. Ils trouveraient des moyens de s’immiscer dans tout ça, de tout détruire.
       – Je m’en irais alors, si on prouvait ma responsabilité.
       – Mais ce n’est pas la question!

 IV

       Honora traverse à pied le village pour rentrer chez elle dans la lumière voilée de l’après-midi. L’automne a été doux et pluvieux. Les dernières feuilles, qui ont finalement été arrachées des arbres, sont plaquées sur la chaussée mouillée, comme des flammes éteintes; elles reposent dans des mares dorées sur les pelouses avant, où l’herbe, qui n’a pas été coupée depuis septembre, est longue et mouillée. C’est un après-midi doux et agréable, empreint de ce sentiment pas déplaisant de tristesse et de conclusion qu’apporte l’automne. Les rues portent le parfum âcre de la mort, de la lente et régulière désintégration de la matière, la forte odeur de pourriture des feuilles en décomposition, des pommes qui fermentent au fond de l’herbe longue, des branches cassées par les vents violents devenues lisses et gluantes comme des serpents dans les ravines, de la senteur pénétrante des champignons vénéneux et de la terre riche et humide. Partout, sur les porches, les fenêtres en façade et celles des chambres à coucher, on peut voir la bizarrerie caricaturale d’Halloween : citrouilles, sorcières, fantômes en papier de soie, autant de vaines tentatives de réveiller un soupçon d’horreur. Sur une pelouse, une douzaine de petits squelettes se balancent dans les branches d’un pommier sauvage, jouant une comédie étrange et macabre.
       Lorsque Honora rentre chez elle, Rachel est dans la cuisine en train de manger un sandwich au fromage fondu. Honora s’étonne de la trouver là si tôt. C’est d’habitude le moment de la journée où elle va s’amuser avec le Dr Holmes, une fois les patients, le thérapeute et le comptable partis, avant l’heure où il doit aller retrouver sa femme à la maison.
       Honora emprunte l’étroit couloir menant à la salle de bains pour aller se rafraîchir un peu, pour laisser à Rachel tout l’espace dont elle a besoin. Toutes deux gardent avec soin leurs distances; elles ont appris que certaines régions sont inaccessibles. Il y a une fragilité, un caractère explosif dans leur relation reliés à Ford et au fait qu’elles soient toutes deux ici, à Franklin Bay. Rachel est au courant de l’infidélité de Ford. Elle sait pourquoi Honora et lui ne sont plus ensemble. Elle le comprend peut-être d’un point de vue idéologique, mais d’un point de vue émotionnel, elle continue d’être en colère. En ce sens, elle sera toujours une enfant et accusera toujours Honora, car il est plus facile d’accuser le sexe que l’on connaît que celui que l’on ne connaît pas. En bout de ligne, se dit Honora, les femmes se retourneront toujours les unes contre les autres, comme des bêtes enragées.
       Rachel est allée étudier dans une université de Toronto et a tout abandonné au printemps de sa troisième année. Elle est venue vivre ici avec Honora. Tout l’été, elle est restée allongée à la plage et, vers la fin août, lorsque la température a baissé, elle a trouvé un emploi comme réceptionniste à la clinique du chiropraticien. Depuis les tout premiers jours ou presque, depuis la fête du Travail, en septembre, elle entretient une liaison avec le Dr Holmes. Il y a une grande cage en métal dans son bureau, à l’intérieur de l’aire de physiothérapie, une section de lits entourés de rideaux, d’où pendent des cordes et de robustes lanières de cuir. Elles servent habituellement à soutenir les membres blessés, les hanches cassées et les bras fracturés qui requièrent traction et thérapie. Rachel a décrit à Honora comment le Dr Holmes l’enferme dans cette cage, la ligote, l’entrave, la fouette, la fesse, la tord en tous sens jusqu’à ce qu’elle jouisse. Honora est à la fois fascinée et dégoûtée par ces histoires, et aussi légèrement incrédule. Elle a un peu de mal à s’imaginer le Dr Holmes, timide, introverti et maigre, avec son visage impassible, son air conventionnel et sérieux, et ses cheveux gris coupés à la militaire, comme une sorte de maître de manège tenant un fouet, comme un cruel garde forestier dans un zoo. Cependant, elle arrive à croire les histoires de Rachel car elle a appris que les gens sont habituellement l’opposé de ce qu’ils laissent paraître.
       – C’est un malade. Ce qu’il te fait est malade.
       – Ce que vous faites Dennis et toi est malade.
       – Qu’est-ce que tu en sais?
       – De mon lit quand je suis couchée, maman, tu crois que je n’entends rien?
       Rachel dit à Honora qu’elle va retrouver le Dr Holmes à son bureau après la tombée de la nuit. Sa femme sera occupée à la maison à recevoir les enfants du village qui frapperont à la porte pour demander des friandises d’Halloween. Le Dr Holmes lui a dit qu’il allait à une réunion professionnelle à Goderich.
       – Elle est assez idiote pour croire ça, fait Rachel d’un ton suffisant.
       – Rachel, je ne crois pas que Mme Holmes soit idiote, c’est une femme d’affaires qui a réussi.
       Rachel pousse depuis un moment le Dr  Holmes à s’engager. Elle veut qu’il se débarrasse de Mme Holmes, elle veut vivre parmi les antiquités dans la maison de brique et de grès, au sommet de la falaise, la maison de deux cents ans et son vaste terrain maintenant recouvert de feuilles de chêne tombées, comme autant de petits copeaux de cuivre sous le soleil, avec sa beurrerie reconvertie où le Dr Holmes gare sa Mercedes, où le vent souffle en permanence et le lac, beaucoup plus bas, se gonfle et s’affaisse comme un géant endormi.
       – Mais tu ne te rends donc pas compte que la maison appartient à Mme Holmes, dit Honora, elle doit avoir de l’argent qui lui vient de sa famille.
       – Peter a une entreprise florissante, réplique Rachel. Il a des clients qui viennent de partout dans le pays.
       – On ne devient pas riche, en tout cas pas riche comme ça, en faisant craquer le dos des gens. Et il ne voudra pas abandonner sa Mercedes.
       – Sa femme n’a qu’à déménager. Elle peut retourner à Toronto.
       – Rachel, mais comment veux-tu que ça se produise? Elle a le magasin d’antiquités. Lui, il a son commerce. Leur vie est ici. On n’envoie pas tout promener du jour au lendemain. Aucun des deux ne voudra partir, et dans un petit village comme ici, ils se verraient tous les jours. Toi, tu la verrais.
       – Je m’en fous.
       – Ne pousse pas les choses, Rachel, dans ce genre de situation, tout risque de t’éclater au visage.
       – Je refuse d’être comme toi. Je ne me contenterai pas d’aussi peu. Je veux une vie plus heureuse que la tienne.

V

Après le départ de Rachel, le téléphone sonne. C’est Dennis.
       – Viens me retrouver à la plage dans une demi-heure, dit-il.
       – Pourquoi pas chez moi? demande Honora.
       – Trop prévisible.
       – On aurait toute la place pour nous. Rachel vient de sortir.
       – Pour aller baiser le bon docteur…
       – Il va faire froid à la plage.
       – On allumera un feu. Mais même sans feu tu n’auras pas froid. Je vais te faire des choses que tu n’oublieras jamais.
       Dans un petit cul-de-sac aux maisons éparses, Honora emprunte un escalier raide en bois qui mène à la plage, au bas de la falaise. Elle pose le pied sur le sable. Son cœur bat vite avant même qu’elle n’aperçoive Dennis, qui surgit promptement de derrière un buisson.
       – Je t’ai fait peur? demande-t-il avec un large sourire rempli d’espoir.
       Dennis a déclaré à Honora qu’il était amoureux d’elle, qu’il voulait l’épouser, mais elle s’est contentée de rire de lui.
       – Tu ne me conviens pas du tout avait-elle dû lui expliquer à de multiples reprises.
       Elle l’avait rencontré un an auparavant, lorsqu’il avait mis son bateau à quai à Franklin Bay et commencé à faire de petits travaux d’entretien et de réparation sur les bateaux, en bas à la marina. Lorsqu’il s’approche d’Honora, il exhale une odeur de lac poissonneux, d’essence de moteur hors-bord, de lourde peinture à l’huile, et ces odeurs l’excitent. De même pour son manque d’instruction, son caractère irrévérencieux, sa force physique, son visage tanné, prématurément marqué par les rides. Au cours de sa brève existence, il a consommé de grandes quantités d’alcool, pris beaucoup de cocaïne. Il a eu la gonorrhée.
       Maintenant, il entraîne Honora sur le sable ferme, compressé par les pluies de la semaine. Il s’avère que Dennis est trop excité pour s’arrêter et rassembler le matériel nécessaire au feu, bien que la rive soit jonchée de branches transportées par les orages. Sa bouche s’est posée sur le cou d’Honora, ses mains lui palpent tout le corps, descendant sur ses seins, ses hanches, tirant sur son trench-coat pour l’enlever, remontant sa jupe d’un coup sec, arrachant violemment son collant, ses sous-vêtements, sans crainte de les déchirer. C’est ce qu’Honora veut de lui : démence, violence, préjudice. Il la pousse sur le sable, rampant sur son corps tel un chat sauvage. Elle fait mine de vouloir le repousser. Il empoigne d’une main sa longue chevelure et la tire douloureusement vers l’arrière. Il s’agenouille sur un de ses poignets, l’enfonçant dans le sable, saisit l’autre et lui tord le bras derrière le dos. Son pantalon est maintenant baissé et il l’a pénétrée en poussant et grognant. Maintenant Honora se donne à lui entièrement, abandonne tout, sent la partie inférieure de son corps gonflée de désir, d’envie, d’aspiration. Un afflux d’excitation irradie tout son corps, comme si le lac entier, dont on peut entendre le clapotis, avait envahi ses reins et montait. Finalement, Dennis s’affaisse sur elle, la tête contre le sable.
       Pendant quelques instants, Honora reste allongée silencieusement, le regard dirigé vers le ciel étoilé, pensant : Le sexe est-il autre chose que de l’autodestruction? C’est ce que nous voulons tous, non, nous anéantir? En étant subsumé par son partenaire, on devient non pas plus mais moins, on entre dans un vide obscur, comme Alice qui tombe dans le trou.
       Trois quarts d’heure plus tard, Honora et Dennis quittent la plage pour remonter au village, lorsqu’ils aperçoivent le faisceau d’une puissante lampe de poche au haut de l’escalier. Le jet de lumière dessine un cercle, puis sillonne les marches une à une. Ils entendent des bruits de pas pressés qui descendent dans leur direction. Honora se laisse tomber sur un banc construit à même l’escalier, à mi-chemin de la montée. Un policier s’arrête devant elle. Un autre le suit de près. La lampe de poche l’éblouit. Elle se protège les yeux. Elle pense à l’allure qu’elle doit avoir. Ses cheveux sont mêlés avec du sable, son manteau mouillé et sali. Le policier se demande sûrement ce qu’ils faisaient en bas tous les deux. Il le sait, forcément. Dès qu’elle avait vu la lueur de la lampe de poche et entendu les lourdes bottes dans l’escalier, elle avait su.
       – Êtes-vous Honora Gilchrist? lui demande le policier.
       Il n’est pas de Franklin Bay. Il n’y a pas de police ici, il n’y a pas de criminalité.
       – C’est à propos de votre fille. J’ai le regret de devoir vous annoncer qu’elle est morte. Ça a tout l’air d’un meurtre.

VI

      – Je l’ai vu acheter le revolver, fait Dilys, le jour d’Halloween. C’est lorsque je suis allée chez l’imprimeur à Goderich. Tu sais cet armurier sur la Vingt et unième, juste avant la sortie Clinton? Bien sûr je n’ai pas vu le revolver, mais lui, il est sorti du magasin avec une boîte sous le bras. C’est sûrement le jour où il l’a acheté. Je n’ai pas voulu te le dire.
       Oui tu l’as voulu, songe Honora. Assise au bureau de la réception, elle fourre des dépliants dans des enveloppes. Il y a une semaine que le meurtre a eu lieu. Ce matin, lorsque Honora marchait vers le travail, les premiers flocons de neige de la saison, purs et délicats, ont commencé à tomber. Ils descendaient doucement, un à un, comme les flocons de neige pittoresques, décoratifs et quelque peu irréels des gravures japonaises. Honora est entrée à l’hôtel les cheveux recouverts d’un fin voile blanc.
       – Honora, tu ne te rends donc pas compte? J’aurais pu empêcher le meurtre.
       – Mais il ne s’est pas servi de son arme. Pour elle il ne s’en est pas servi. Il y est allé à mains nues.
       – Mais si j’avais prévenu la police, il se serait fait arrêter à ce moment-là, sur les lieux.
       – On n’arrête pas quelqu’un pour l’achat d’un revolver. Il avait un permis.
       Honora connaît tous les détails. Elle en sait maintenant plus sur Peter Holmes qu’elle aurait jamais voulu en savoir. Peut-être même qu’elle en sait davantage sur lui que sur Rachel, sa propre fille. On en a parlé dans tous les journaux pendant une semaine, article après article. On aurait dit que le meurtre faisait suite à une pénurie de sensations fortes et de faits sanglants dans la région. Lorsque c’est arrivé, les gens ont voulu s’y accrocher aussi longtemps que possible. Le jour de son retour au travail, Honora s’est assise à la réception et a trouvé un journal que Dilys avait placé là subrepticement, présentant un grand article sur le meurtre.
       – Oh, Honora, avait par la suite lancé Dilys ce premier matin, feignant la surprise, la sollicitude, tu n’es pas en train de lire ça? Comment ce journal est-il arrivé jusque-là? Donne-le moi. Tu ne devrais pas regarder ce genre de chose.
       Selon Honora, Dilys aime à penser qu’elle aurait pu empêcher le meurtre. Cela lui confère une sorte de supériorité par rapport à Honora de le croire, une emprise sur sa destinée. En fait, Dilys a appris le meurtre de Rachel avant Honora. La police, qu’on avait appelée pour inspecter la clinique du Dr Holmes après qu’un voisin eut signalé la détonation d’un coup de feu, s’est ensuite rendue à l’hôtel de Dilys pour se renseigner, puisque celui-ci était le seul établissement ouvert le soir d’Halloween. Dilys a envoyé la police chercher Honora et Dennis du côté de la plage. Honora se demande si Dilys est contente de la publicité récoltée grâce au meurtre car, après tout, il n’est pas impossible que des touristes aux goûts morbides – des hôtes potentiels – soient maintenant attirés à Franklin Bay.

VII

       La mère d’Honora est venue à l’enterrement. Dilys est allée à Toronto spécialement pour la chercher.
       – Je me suis sentie obligée de le faire, a expliqué Dilys. Elle a appelé et me l’a demandé. Qu’est-ce que je pouvais dire?
       Tu l’as amenée parce que tu as voulu me déstabiliser, pense Honora.
       À l’enterrement, Dilys et la mère d’Honora se sont assises côte à côte, sur un banc à l’arrière de l’église. La mère d’Honora avait l’air aigri. Elle avait ressorti sa vieille cape en vison, dont le collet portait toujours cette tête de vison desséchée à l’air mauvais, qui fixait son visage.
       – L’odeur d’antimite, je ne te raconte pas! J’ai cru que j’allais tomber dans les pommes, confia plus tard Dilys à Honora, qui, à son étonnement, ressentit alors un étrange pincement au cœur pour sa mère.
       – Tu n’est donc pas en colère? lui demande Dilys le jour de la première neige. Ce meurtre ne fait donc pas monter ta colère? Tu n’as pas le courage d’être en colère? C’était ta fille, ta chair et ton sang.
       – Je sais ce que c’est qu’une fille, dit Honora, pensant que Dilys, d’un certain côté, est contente de la mort de Rachel car elle laisse Honora sans enfant, plus ou moins comme Dilys elle-même, qui compte aujourd’hui Euphemia pour morte. Elle peut tolérer toutes les autres trahisons de Dilys, la domination, la duplicité, mais ça elle ne peut l’accepter.
       – Je sais ce que c’est qu’une fille, répète-t-elle. Quand Rachel était en vie, elle m’aimait. Tu ne peux pas en dire autant d’Euphemia.
       Dilys s’éloigne, vexée. Honora sait qu’il y aura maintenant des conséquences, comme il y en a eu pour les disputes et les querelles passées entre elles. Une longue période de froideur entre Honora et Dilys s’ensuivra. Elles se croiseront dans les étroits couloirs de l’hôtel, regardant chacune de son côté. Elles se parleront uniquement pour des raisons pratiques. Pendant un certain temps, Honora ne s’en souciera pas. Elle acceptera volontiers le silence inhabituel, lasse du caquetage incessant de Dilys. Honora attendra le bon moment. Elle ne cédera pas. C’est une personne qui ne demande jamais pardon. Oh, évidemment, elle a commis des erreurs dans sa vie, mais elles faisaient partie de sa personne et il ne faut pas compter sur elle pour les admettre. Un jour, Honora et Dilys recommenceront à se parler, parce qu’il en va ainsi dans les familles. Ça n’aura rien à voir avec de l’indulgence ou de l’amour. Honora parlera à Dilys parce que celle-ci lui aura parlé. Ou l’inverse. Personne ne gardera à l’esprit ces différends, personne ne cherchera à se les rappeler.
       Maintenant, Honora regarde les boutiques fermées de l’autre côté de la rue. La couche de neige qui s’est installée semble les avoir adoucies, éloignées. Elle se demande si cette neige vierge la tuera, si elle la détruira avec sa douceur, si le moelleux hiver qui se prépare, trop tendre après la mort de Rachel, aura définitivement raison d’elle.
       Dehors dans la rue, la femme du chiropraticien, Gillian Holmes, se dirige à pied vers sa boutique. Elle continue de tenir son commerce, tout comme avant. Quelques jours auparavant, elle a arrêté Honora dans la rue, l’air gai dans son joli tailleur rouge et ses escarpins noirs vernis, les reflets dorés de ses cheveux avivés par le soleil.
       – Je suis sincèrement désolée pour votre fille, dit-elle, surprenant Honora.
       – Mais vous êtes au courant qu’elle —?
       – Qu’elle avait une liaison avec Peter? Oh, oui. Je l’ai su dès le début. Mais il était inutile d’essayer d’y mettre fin. Voyez-vous, mon mari était un homme profondément dérangé. Un homme violent. Il a suivi des traitements à plusieurs reprises. C’est une bien triste histoire.
       Dennis n’avait pas voulu qu’Honora se rende sur les lieux du crime. Elle avait demandé à la police de l’y conduire et il l’avait suivie, tentant de l’en dissuader. Devant le bureau du chiropraticien, il lui avait saisi le bras.
       – Honora, n’y va pas. Crois-en ce qu’ils t’en disent, avait-il imploré, mais elle secoua son bras avec irritation.
       – Je dois le faire, avait-elle répondu. Je dois le voir de mes propres yeux. Laisse-moi tranquille. Lâche-moi!
       Et elle se dirigea vers l’entrée.
       – Espèce de salope, fit Dennis lorsqu’elle eut tourné le dos.
       Dans le bureau du Dr Holmes, Honora aperçut Rachel pendue tête première comme une carcasse dans la cage de métal, maintenue en place par des courroies de cuir, vêtue uniquement de sous-vêtements noirs. Son cou était cassé mais son corps ne portait aucune marque. Après l’avoir tuée, le Dr Holmes s’était allongé sur la table du patient à ses côtés et s’était tiré une balle dans la tête. Tout semblait soigneusement préparé et adroitement exécuté, à l’exception bien sûr du sang du docteur qui avait giclé partout sur les murs et les rideaux.
       Au cours des quelques jours de congé qu’Honora prit à la suite du meurtre, Dennis se rendit chez elle plusieurs fois, mais comme elle refusait de lui répondre, il commença à lui laisser de petits mots.       

       Chère Honora,
       Ça voulait rien dir du tout quand je t’ai dit ça. C’est juste venu comme ça. Ça reflette pas du tout les sentimants que j’ai pour toi en temps que femme et en temps que personne…

       Chère Honora,
       Maintenant que j’y pense, peut être bien qu’en fait c’est ce que j’ai voulu dir quand je t’ai traitée de salope, parce que t’as toujours été une sacré baiseuse et ya pas beaucoup de femmes de ton âge qui baisent comme toi. T’aurais du le prendre comme un complimant. Ce que je viens d’écrire, s’est juste pour rigoler, une petite touche d’humour, parce que je suis sur que t’en a bien besoin en ce moment…

       Chère Honora,
       J’étais un peu sous l’effet de la coke ce soir là à la plage. Je te l’ai pas dis parce que j’en avais pas assez pour nous deux. C’était un petit cadeau qu’un gars m’a donné pour un service que je lui ai rendu. Ça fait que j’ai une excuse pour se que je t’ai dit. Pourais tu prendre ça en considération?

       Chère Honora,
       Je t’aime.

VIII

       Honora ne croit pas que l’amour existe vraiment. Peter Holmes n’avait-il pas dit à Rachel qu’il l’aimait? Et il l’a tuée. Quelle était donc, alors, la différence entre l’amour et la haine? Honora songe à son père. Même son amour pour sa femme était, en fin de compte, quelque chose d’autre, non? Des négociations. De la manipulation. Des rapports de force. De l’interdépendance. Rachel avait-elle aimé Honora? Honora avait-elle jamais montré à Rachel comment aimer? Elle n’en a pas souvenance.
       Honora apprit que Dennis avait quitté Franklin Bay. C’est Dilys qui lui annonça. Tout ne parvenait-il pas aux oreilles de Dilys? Bien entendu, celle-ci était secrètement satisfaite du départ de Dennis. Elle n’aurait plus à avoir la crainte, en marchant le long du quai par une douce soirée, de passer près du bateau de Dennis, sachant qu’à l’intérieur Honora se mouvait avec délices sur le manche glissant d’une cuiller en bois d’érable.
       Honora est assise à sa table de cuisine après le travail. L’image de Rachel suspendue par les pieds dans la cage surgit à son esprit et elle se sent étouffée par la douleur, par la futilité et l’inutilité de ce qui l’entoure. Elle peut encore voir les yeux de Rachel, figés au moment de sa mort, si grand ouverts et intenses, la fixant, fixant le policier avec cette irrésistible expression de — quoi exactement? D’étonnement? D’horreur? De peur? De regret? Non rien de tout cela. D’accusation.
       Elle va à sa chambre, sort des valises et commence à y empiler ses vêtements.
       Elle n’est pas certaine de savoir en quoi elle a négligé Rachel, mais elle sait qu’elle l’a négligée. D’une certaine manière, elle est responsable de sa mort. Elle ne lui a pas donné l’exemple. Elle ne lui a pas montré à être heureuse. Elle ne lui a pas présenté d’autre solution que cette vie avec Peter Holmes. Peut-être n’aurait-elle jamais dû quitter Ford. Elle aurait dû rester avec lui, comme son père était resté avec sa mère, et ça aurait pu sauver la vie de Rachel.
       Honora nettoie les tiroirs de sa commode. Où ira-t-elle maintenant? Les paroles de son père lui reviennent à l’esprit. « Honora, lui avait-il dit, la vie c'est comme les mathématiques. Toutes les fois qu'on fait une erreur, qu'on voit que la solution n'est pas la bonne, il faut recommencer à partir du début. » Honora retournera maintenant à Toronto. Elle repartira à zéro. Elle essayera une fois de plus de se faire aimer de sa mère.
       Pendant qu’elle termine de faire ses bagages, Honora se console avec cette pensée : peut-être que Rachel l’aimait après tout. Peut-être que cette expression sur son visage, à sa mort, était en fait un message adressé directement à elle, un généreux cadeau de départ. Prends garde, maman, prends garde. Le danger d’autodestruction qui te guette est plus près que tu ne le crois.
        
      

© Dorothy Speak 1996
Traduit par Eva-Marie Toussaint

«The View From Here» a d’abord été publiée dans le recueil Object of Your Love, chez Somerville House Press, en 1996. La présente version électronique est publiée avec l’accord préalable de l’auteur et de Somerville House Press.

Cette nouvelle ne peut être archivée ou distribuée sans la permission expresse de l’auteur et de la maison d’édition.

biographie de l’auteur | version originale anglaise | traduction espagnole | interview en anglais et en espagnol

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